Cette note, en cours de rédaction, est une explication "pas à pas" du texte de Louis Kahn intitulé Idéalité formelle et projet. L'expression est la traduction proposée dans la première édition française de Silence et lumière du titre de la transcription d'une émission radiophonique (Voice of America - 19 novembre 1960) elle-même intitulée Form and Design . Dans une deuxième édition le titre est ainsi traduit : Principe formel et projet. Ce correctif a eu notamment pour but d'éviter un contresens souvent fait à savoir que l' idéalité formelle était comprise comme relevant du registre de la forme. Pour notre part nous avons toujours compris idéalité formelle en tant que principe formel. Le contresens avait pour effet désastreux de conduire le texte de Kahn dans une contradiction puisque, précisément, l' idéalité formelle s'oppose au projet en ceci qu'elle n'a pas de forme. Le form américain ne signifie pas forme au sens de contour physique déterminé mais a une signification. voisine de idée. Design signifie par contre projet et, en ce sens, suppose la détermination précise et rigoureuse d'une forme. L'expression idéalité formelle correspond assez bien à l'expression américaine de form. On comprend cependant que celle de principe formel aide à éviter la confusion voire la manipulation "inconsciente".
Le texte de Kahn en français est reproduit en noir tandis que l'explication et les commentaires le sont en bleu. Pour des raisons pratiques le texte est découpé en paragraphes numérotés.
Le laborynthe vient de recevoir, ce lundi 19 juin 2006, la version américaine du texte de Kahn. (Louis Kahn, Essential texts, Editions Robert Twombly, New-York/Londres 2003).
C'est pourquoi, progressivement, aux paragraphes correspondant au texte de Kahn en français seront ajoutés en plus petits caractères, les paragraphes correspondants du texte original en américain. Des remarques relatives à la traduction pourront ainsi s'ajouter au premier commentaire.
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1. Un jeune architecte vint me parler. "Je rêve d'espaces pleins de merveilleux. Des espaces qui s'élèvent et enveloppent de façon fluide, sans commencement, sans fin, faits d'un matériau sans joints, blanc et or. Quand je trace sur le papier la première ligne pour capturer mon rêve, le rêve s'affadit".
1b. A young architect came to ask a question. "I dream of spaces full of wonder. Spaces that rise and envelop flowingly without beginning, without end, of a jointless material white and gold. When I place the first line on paper to capture the dream, the dream becomes less".
---> Dans ce paragraphe d'envoi Louis Kahn met en scène le "drame de la création". Comment se fait-il, alors qu'en imagination les espaces rêvés sont "pleins de merveilleux", que la première ligne destinée à capturer le rêve l'affadit? Sommes-nous le jouet d'une sorte de "malin génie" qui vouerait toute esquisse à l'affadissement de ce qui apparaît en rêve extraordinaire et méritant par là même d'exister? La situation est d'autant plus dramatique que créer, en architecture et ailleurs, c'est vouloir que les choses imaginées comme extraordinaires, "merveilleuses", passent à l'existence pour enrichir notre vie sensorielle et spirituelle. Si la première ligne est "tueuse" tout se passe comme si le passage à l'existence du merveilleux était voué à l'échec. La situation est dramatique! Comment pouvons-nous nous dégager de ce qui constitue une impasse inadmissible au regard de la volonté même de création? Que faut-il faire pour que les lignes tracées parviennent effectivement à capturer le rêve et non à le détruire?
2. Voilà une bonne question. J'ai appris dans le temps qu'une bonne question a plus d'importance que la réponse la plus brillante. C'est la question du non-mesurable et du mesurable. La Nature, la nature physique est mesurable. Le sentiment et le rêve n'ont pas de mesure, pas de langage, et le rêve de chacun est singulier.
2b. This is a good question. I once learned that a good question is greater than the most brilliant answer. This is a question of the unmeasurable and the measurable. Nature, physical nature, is measurable. Feeling and dream has no measure, has no language, and everyone's dream is singular.
---> Louis Kahn est ici bon philosophe. Il s'agit de comprendre et le brillant des réponses - mais des réponses à quelles questions? - risque de nous éloigner de cette exigence. Les bonnes questions ne sont d'ailleurs pas tant des questions qu'on peut "éteindre" avec quelques réponses fussent-elles brillantissimes, que des questions qui font apparaître des choses supposées connues sous un jour nouveau. La bonne question est ici celle du "non-mesurable et du mesurable". Le drame du 1er paragraphe s'explique par le fait que la première ligne confronte le "non-mesurable" du rêve à la réalité physique, "naturelle", laquelle est nécessairement de l'ordre du mesurable. Le drame vécu par le "jeune architecte" s'explique parce que celui-ci méconnaît l'hétérogénéité du rêve et de la nature physique. Le rêve est sans mesure alors que la nature physique est mesurée. L'affadissement ne tient pas à ce que la mesure "rappetisse" la grandeur du rêve, mais à ce que toute mesure quelle qu'elle soit fait apparaître le rêve, non-mesurable, comme un mirage insaisissable et impossible à traduire dans la réalité physique.
Comment traduire le non-mesurable du "spirituel" - rêve, sentiment... - dans le mesurable de la nature physique - édifices, ensemble d'édifices?
Il demeure que, dans ce paragraphe, Louis Kahn affirme que "le sentiment et le rêve n'ont pas de mesure, pas de langage, et le rêve de chacun est singulier". L'affirmation mériterait à soi seul de longs développements. Soulignons pour l'instant l'hétérogénéité du rêve et du sentiment relativement à tout accord reposant sur le quantitatif et les codes. Comme tels le sentiment et le rêve "n'ont pas de langage". Nous savons pourtant combien la vie du sentiment et le rêve sont des sources de création artistique. Remarquons que l'art apparaît bien en effet comme suppléant au langage dés lors qu'il s'agit d'exprimer des sentiments et de donner forme au rêve. Nous nous souviendrons du mot de Nietzsche selon lequel l'art est un "rêve de rêve". Le fait que le sentiment et le rêve n'aient pas de langage signifient qu'ils constituent autant de vécus singuliers et incomparables. Ils sont protégés à la source de la standardisation par les codes. Si nous tenons à leur donner une forme il nous faut recourir à l'activité artistique. Il semble ainsi que l'art soit ce par quoi la singularité de chaque homme trouve la possibilité d'exprimer sa singularité.
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3. Cependant tout ce qui est fait obéit aux lois de la nature. L'homme est toujours plus grand que ses oeuvres parce qu'il n'arrive jamais à exprimer pleinement ses aspirations. Car s'exprimer en musique ou en architecture se fait par les moyens mesurables de la composition ou du projet. La première ligne sur le papier est déjà une mesure de ce qu'on ne peut exprimer pleinement. La première ligne sur le papier, c'est moins.
3b. Everything that is made however obeys the laws of nature. The man is always greater than his works because he can never fully express his aspirations. For to express oneself in music or architecture is by the measurable means of composition or design. The first line on paper is already a measure of what cannot be expressed fully. The first line on paper is less.
---> Louis Kahn renverse le point de vue d'abord pessimiste du JA (jeune architecte). La première ligne n'est pas tant un affadissement que la révélation d'une grandeur incommensurable de la vie spirituelle de l'homme. Au lieu de nous plaindre nous devrions éprouver de la satisfaction. Si "la première ligne sur le papier, c'est moins", c'est parce que la vie spirituelle c'est beaucoup plus. Elle est d'une grandeur incommensurable.
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4. "Alors", dit le jeune architecte,"que devrait être la discipline, que devrait être le rituel qui vous mènerait au plus près de l'âme. Car dans cette aura de non-matériel et de non-langage je sens l'homme".
4b."Then", said the young architect, "what should be the discipline, what should be the ritual that brings one closer to the psyche. For in this aura of no matérial and no langage, I feel man truly is."
---> Le JA doit représenter et mesurer des espaces, les définir, les caractèriser. Comment alors ne pas oublier la part de "non-mesurable"? Il s'agit d'un problème de méthode. Mais Kahn utilise le terme de rituel comme s'il s'agissait de se prémunir contre l'aspect routinier que peut prendre la méthode elle-même. Le "rituel" souhaité doit être à même de permette au JA de se recueillir en "son âme".
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5.Tournez-vous vers l'Intuition et détournez-vous de la Pensée. L'âme est dans l'Intuition. La Pensée est l'Intuition et la présence de l ' Ordre. L' Ordre, auteur de toute existence, n'a pas de Volonté d'Existence. Je choisis le mot Ordre au lieu de savoir parce que le savoir personnel est trop petit pour exprimer abstraitement la Pensée. Cette volonté est dans l'âme.
---> Le terme de pensée est utilisé dans deux sens opposés. Au premier sens la Pensée serait la pensée calculante et mesurante. Ce n'est pas la bonne définition. "La Pensée est l'Intuition et la présence de l' Ordre". L'Intuition est la faculté qui nous permet d'avoir une connaissance immédiate. Les philosophes, par exemple, parlent d' intuition sensible pour dire que nous avons une connaissance immédiate de la couleur et de la forme des choses vues; une connaissance immédiate de la température des choses senties etc. L'intuition, pour Kahn, n'est pas seulement sensible. Elle a une dimension intellectuelle. Nous pouvons, grâce à l'intuition, avoir une connaissance immédiate de ce que "veulent être les choses". Par Ordre Kahn entend ceci que ces choses dont nous avons la connaissance intuitive présentent certaines qualités d'organisation. Quand, plus loin, il définit l' idéalité formelle - principe formel - comme une "harmonie d'espaces bons pour une certaine activité humaine" il la définit comme un ordre, comme une "harmonie d'espaces bons"...
INTUITION : Intuition provient du latin intuitio qui désigne, dans la traduction que Chalcidius propose du Timée de Platon, l'image réfléchie dans un miroir. Le terme dérive du verbe intueri qui signifie "voir, porter ses regards" (tueri signifie "voir" et "garder, protéger", avec une connotation intensive - attentivement, fixement, admirativement, immédiatement, d'un seul coup -, et s'applique aussi bien à la vue au sens propre, celle des yeux du corps, qu'à la vue métaphorique par les yeux de l'âme. L'intuition est ainsi la vision directe d'un donné qui se présente immédiatement comme réel ou comme vrai, conjuguant dans la modernité une source cartésienne (clarté et évidence) et une source kantienne (objectivité de l'objet). (Vocabulaire européen des philosophies).
Pour Descartes, « Il n’y a pas d’autres voies qui s’offrent aux hommes, pour arriver à une connaissance certaine de la vérité, que l’intuition évidente et la déduction nécessaire » (XII° règle).
Jean Paul Sartre renchérit : « Il n’est d’autre connaissance qu’intuitive. La déduction et le discours, improprement appelés connaissance, ne sont que des instruments qui conduisent à l’intuition. »(Wikipédia).
6. Tout ce que nous désirons créer trouve son commencement dans la seule intuition. C'est vrai pour le savant. C'est vrai pour l'artiste. Mais je mis le jeune architecte en garde : s'en tenir à l'intuition loin de la Pensée signifie ne rien faire.
---> La Pensée, nous a déjà dit Kahn "est l'Intuition et la présence de l' Ordre". Je souligne la conjonction et. Elle est ici essentielle. L'intuition sans l' Ordre nous vouerait à rêver des espaces merveilleux sans aucune possibilité de trouver le chemin qui permette de leur donner une existence physique mesurable.
Nous pouvons résumer le raisonnement de Kahn de cette manière :
a) En ne considérant tout d'abord que la forme et le mesurable nous nous privons de pouvoir accèder au véritable commencement de l'architecture. Nous sommes condamnés à imiter des formes et à reproduire des systèmes standards de mesures.
b) Il ne faut pas hésiter à rêver "à des espaces pleins de merveilleux". C'est le domaine de l'Intuition qui est au commencement de l'architecture.
c) Mais la seule Intuition nous enferme dans la singularité du rêve. Comment pouvons-nous dans ce cas lui donner à la fois une existence matérielle (mesurable) et une existence sociale?
d) Il ne faut donc pas s'éloigner de la Pensée conçue par Kahn comme co-présence de l'Intuition et de l' Ordre.
7. Alors il dit : "Vivre et ne rien faire est intolérable. Le rêve a déjà en lui la volonté d'existence et le désir d'exprimer cette volonté. La Pensée est inséparable de la connaissance intuitive. De quelle manière la Pensée peut-elle pénétrer la création afin que cette volonté psychique puisse être plus exactement exprimée? C'est ma deuxième question."
---> Après la première question, qui est celle de la distinction entre le mesurable et le non-mesurable - le rêve est non-mesurable, c'est une singularité sans langage, alors que tout objet physique (une architecture par exemple) est nécessairement constitué par un ensembe de mesures : poids, dimensions etc - arrive la deuxième question. Elle est celle de la possibilité que la "volonté psychique", qui se trouve être du côté du non-mesurable, puisse s'exprimer sous la forme de réalités physiques mesurables. Nous allons le voir Louis Kahn est conscient qu'on ne peut passer directement du non-mesurable du rêve au mesurable de la réalité physique. Le rêve a certes une "volonté d'existence". Le rêve - non-mesurable - désire se réaliser dans des réalités physiques - mesurables. Mais sa singularité, qui permet de comprendre ce qu'est le "non-mesurable" et le "sans langage" constitue cependant un obstacle à la réalisation. Il faut que "l'esprit s'ouvre aux idées".
8. Quand le sentiment personnel est transcendé dans la Religion (pas une religion mais l'essence de la religion) et que la Pensée conduit à la Philosophie, l'esprit s'ouvre aux idées. L'idée de ce que peut être la volonté d'existence d'espaces architecturaux particuliers. L'idée est la fusion de l'âme et de l'intuition au plus intime de la relation de l'esprit et de l'âme, source même de ce qu'une chose veut être.
---> Kahn introduit ici une distinction entre âme et esprit. Nous dirons que l'esprit se définit par un ensemble d'activités comme l'intuition, l'imagination, le rêve. L'âme est ce par quoi, par l'exercice d'une religion et/ou la réflexion philosophique, l'esprit va au-delà du sentiment personnel et accède à l'idée. Ce paragraphe constitue un moment très fort dans le raisonnement de Kahn. Contre l'empire du calcul il a tout d'abord opposé le rêve et le sentiment. C'est en effet de ce côté là que se trouve la source du "bien être" de l'architecture. Mais le risque est alors de se trouver comme captif de singularités à partir desquelles nous ne saurions concevoir aucune réalité physique mesurable. Il faut réunir l'âme et l'intuition, l'âme et l'esprit : c'est "au plus intime de la relation de l'esprit et de l'âme" que se trouve la "source même de ce qu'une chose veut être."
Il y a deux grands moments dans le raisonnement de Kahn.
A. Dans un premier temps il s'agit de retrouver le sens de l'architecture en dépassant la réalité physique mesurable. Il faut quitter la Pensée - la pensée calculante - et développer la vie de l'esprit : l'intuition, le rêve, l'imagination. Nous devons faire confiance à l'Intuition. Elle est "la présence de l'Ordre". (Cette idée d'ordre est complexe chez Kahn et nous y reviendrons).
B. Dans un deuxième temps, et pour ne pas être condamné à opposer de manière stérile la singularité du rêve à la raison calculante, il faut que l'esprit fusionne avec l'âme, qui est ce par quoi nous accédons aux idées.
A la première question, celle du mesurable et du non-mesurable, correspond - moment A - la nécessité de développer, de cultiver la vie de l'esprit et notamment l'intuition.
A la seconde question, celle de la possibilité, pour la volonté d'existence, de s'exprimer, de se "réaliser", correspond - moment B - la nécessité, par la religion et/ou la philosophie, de s'ouvrir aux idées. L'idée est ici une sorte de représentation spirituelle, "abstraite", de "ce que peut être la volonté d'existence d'espaces architecturaux particuliers". De cette manière, après nous être réconciliés avec l'intuition - contre la Pensée calculante - nous pouvons envisager de parvenir à exprimer la volonté d'existence "d'espaces architecturaux particuliers". Lesquels devront bien être mesurés! Mais ce ne sera pas la Pensée calculante qui décidera seule des mesures de ces espaces architecturaux particuliers.
Nous pouvons ainsi faire le point.
- L'architecture est irréductible à des réalités physiques. Celles-ci ne sont que des concrétions de grandeurs d'espèces différentes. Elles relèvent du mesurable.
- Ces réalités sont en fait des artefacts, des produits spécifiques de l'activité humaine. Elles sont du rêve réalisé. Pour les comprendre il nous faut aller à cette source.
- Nous prenons alors connaissance d'une prémière région psychique celle de l'esprit. Par esprit il faut entendre ce par quoi nous nous livrons à certaines activités comme le rêve, l'imagination, le sentiment. Mais, là, nous faisons l'expérience de la singularité et du non-mesurable. Ce qui est à l'origine de l'artefact mesurable est du non-mesurable. Comment est-ce possible? Comment passer de l'un à l'autre?
- Nous prenons alors connaissance d'une seconde région, celle de l'âme. C'est par elle que nous nous élevons aux idées. Celles-ci sont aussi non mesurables que le rêve. Mais, à la différence du rêve, l'idée a une signification universelle. Elle est au fondement de la possibilité d'un accord sur la qualité architecturale. C'est par l'idée que des décisions peuvent être prises par l'architecte et ses clients en tant qu'elles feront autorité sur le mesurable. Mais, en tant que telle, elle ne relève pas du mesurable.
- Notons que la distinction entre esprit et âme est l'objet de nombreuses discussions philosophiques. (Voir plus tard âme et esprit dans le lexique). En anglais la discussion porte sur la différence entre spirit et saoul. (Il faudra vérifier plus tard si ce sont bien les termes utilisés par Kahn.)
---> Il s'avère que le texte américain ne fait mention ni de spirit ni de saoul mais de mind, de feeling, de thought et de psyche!
- En tout cas c'est à la fusion la plus intime de l'esprit et de l'âme que se trouve le commencement...
9. C'est le commencement de l' idéalité formelle. L' idéalité formelle contient une harmonie de systèmes, un sens de l' ordre ainsi que ce qui caractérise une existence par rapport à une autre. L' idéalité formelle n'a ni forme, ni dimension. Par exemple dans ce qui différencie une cuiller de la cuiller, la cuiller caractérise une idéalité formelle avec deux parties inséparables, le manche et le bol. Une cuiller implique un projet spécifique fait d'argent ou de bois, grand ou petit, profond ou non. L' idéalité formelle est "quoi". Le projet est "comment". L' idéalité formelle est impersonnelle. Le projet appartient au concepteur. Le projet est un acte circonstanciel, combien d'argent on a, le site, le client, l'étendue du savoir. L' idéalité formelle n'a rien à voir avec les circonstances. En architecture, l' idéalité formelle caractérise une harmonie d'espaces bons pour une certaine activité humaine.
---> L'IF - idéalité formelle - "n'a ni forme ni dimension". Il faut être ici précis. L'IF peut s'exprimer comme un schéma formel. Mais un schéma de forme n'est pas une forme. Ici forme signifie très précisément un système de délimitations spatiales déterminées. Une forme, telle ou telle forme, est donc nécessairement une "concrétion" de grandeurs déterminées. Même si nous considérons une forme aussi générique que le carré il est nécessaire de spécifier à quelle échelle nous la considérons. Et cette échelle constitue une mesure. Ce carré de 9 mètres de côté n'a pas les mêmes mesures qu'un carré de 9 cm de côté. Ce sont ici deux formes différentes par leur échelle. Elle sont identiques par leur rapport interne - égalité des côtés et vérification du théorème de Pythagore - mais différent par leur échelle. De même des carrés de 9 mètres de côté différeront à leur tour par leur position dans l'espace et par la matière dans laquelle ils "s'expriment".
Nous pouvons dire que, pour Kahn, une architecture donnée A est toujours l'association d'une idéalité formelle et d'une forme, d'une form et d'un design (en anglais).
De manière abrégée, pour aide-mémoire :
IF + F ---> A
Toute architecture A est la conjugaison "expressive" d'une forme et de son idéalité formelle ou, si l'on veut, d'une forme et de son principe.
Mais cet énoncé n'aurait aucun sens si nous ne précisions qu'à une même IF peut correspondre une multiplicité de formes, de F.
Nous pouvons écrire ceci de la manière suivante :
A <---> IF (F1, F2, F3....Fn)
Il ne s'agit pas ici de sacrifier à un formalisme inutile mais, plus simplement, de visualiser aisément le fait qu'à une même IF peut correspondre une multiplicité de formes et de formes architecturales.
Pour qu'une forme soit architecturale il faut qu'elle corresponde à une idéalité formelle (architecturale). Mais, à une même idéalité formelle, peuvent correspondre une multiplicité - une "infinité" - de formes.
Précisons, avec Louis Kahn, ce qu'est l'IF.
a) Elle contient une harmonie de systèmes. Par exemple, dans le cas de la cuiller, elle contient harmoniquement le système "bol" et le système "manche". Il s'agit ici d'un exemple élémentaire. En architecture une IF contient toujours des systèmes plus ou moins sous-entendus comme le système de l'étanchéité ou le système de l'isolation thermique. Mais les systèmes les plus caractéristiques sont ceux qui permettent de réaliser des usages. Nous verrons plus loin que l'IF "école" contient par exemple le système de la cafétaria...
b) Elle contient un sens de l'ordre. Ici ordre signifie ce qui est favorable à une activité humaine. Relève au contraire du désordre ce qui contrevient à l'exercice de l'activité, l'entrâve, le diminue, le pervertit voire l'empêche.
c) Elle contient ce qui caractèrise une existence par rapport à une autre. Dans le cas de la cuiller l'IF cuiller est ce qui rend compte du fait qu'une cuiller diffère d'un couteau, d'une fourchette... d'une automobile, d'une école etc. On devrait ainsi pouvoir définir de manière simple n'importe quelle IF. Un dictionnaire fondamental serait un dictionnaire des idéalités formelles, des IF. Un tel dictionnaire est aussi un dictionnaire des usages.
Petite méditation sur la cuiller.
Comment définir la cuiller en tant qu'idéalité formelle?
On peut tout d'abord la définir comme une harmonie entre le système du bol et le système du manche. La cuiller est une association permanente et stable entre un bol et un manche. Mais une louche est aussi une telle association. Il faut alors, du côté de l'ordre, préciser l'usage. La cuiller est l'association stable entre un bol et un manche permettant de transporter des matières liquides ou fluides vers la bouche et en vue de leur absorption. La louche est sorte de grosse cuiller permettant de transporter des matières liquides ou fluides de récipients en direction d'autres récipients. Mais ce qui fait qu'il y a une frontière nette entre la louche et la cuiller est bien que la louche n'est pas prévue pour rentrer en contact avec les lèvres. Le bol de la cuiller est quant à lui expressément prévu pour un tel effet. Ce sont les lèvres qui donnent principalement l'échelle au bol de la cuiller. Mais les récipients dans lesquels on puise les matières ainsi que les matières elles-mêmes modulent également cette échelle fondamentale. Il y a ainsi des cuillers à potage, des cuillers à dessert, des cuillers à café.
Il serait ainsi justifié de parler d' idéalité formelle de la cuiller à potage, de la cuiller à dessert etc. Mais toutes ces IF sont strictement de la même famille, de la famille de l' IF cuiller.
Mais une telle cuiller n'est précisément qu'une idéalité. Elle n'a qu'une existence abstraite, qu'une existence idéelle. "Une cuiller, écrit Louis Kahn, implique un projet spécifique fait d'argent ou de bois, grand ou petit, profond ou non."
Ainsi, dans ce sens, le projet est ce par quoi l'idéalité formelle se concrétise dans une forme particulière et selon des dimensions déterminées.
La "formule" plus haut peut alors s'écrire de cette manière :
IF + PR ---> F ---> A
Une idéalité formelle plus un projet donne une forme, donne une architecture. C'est une manière de parler elliptique. Mais elle permet de bien comprendre qu'au sens strict l'activité de projet ne rend pas compte de ce qui est réellement en jeu dans ce qu'on appelle la conception.
Dans les écoles d'architecture on parle de projet, d'enseignement de projet etc.
a) En un sens trés général projet désigne ce qui relève de l'anticipation d'une réalité architecturale. Faire un projet d'école, d'hôtel de ville etc.
b) Mais le terme de projet peut être plus précis et désigner une anticipation d'une réalité architecturale appelée à être réalisée. En ce sens le projet comprend nécessairement une évaluation des coûts, un calendrier d'exécution, des dimensions et des spécifications précises.
Kahn a une conscience aigüe du fait que le projet ainsi entendu peut entraîner les étudiants à se perdre dans les circonstances, dans le "mesurable" au détriment du sens, de l'usage, des attentes fondamentales que suscite l'architecture. Le projet est le comment du quoi. Et la question du quoi est celle de l' idéalité formelle.
Celle-ci reçoit une nouvelle définition plus synthétique :
"En architecture,l' idéalité formelle caractérise une harmonie d'espaces bons pour une certaine activité humaine".
La simplicité des définitions kahniennes est un peu trompeuse. Non pas qu'il faille compliquer à loisir et inutilement! La simplicité de Kahn est celle de la profondeur. Il faut vraiment se concentrer sur ce qu'elles disent. Tous les mots comptent et il faut leur donner également tout leur sens.
L'IF est :
a) Une harmonie. C'est dire que l' IF est l'idée d'un multiplicité de choses "qui vont ensemble". C'est, par exemple, l'association du bol et du manche dans le cas de la cuiller. Il faut souligner le fait que l'IF est l'idée de plusieurs choses allant ensemble et dont la relation elle-même est bénéfique. Ce qui est bénéfique dans le cas de l'IF cuiller c'est précisément l'association du bol et du manche. Comme le disait le penseur chinois : "Chercher l'harmonie, c'est comme faire de la soupe. L'eau, le feu, le vinaigre, la sauce soja et les prunes vont de pair pour mijoter le poisson ou la viande. Dans la préparation d'une soupe appétissante et délicieuse, le chef doit mélanger harmonieusement tous ces ingrédients. En cours de route, il ajoute un peu de ceci et un soupçon de cela pour arriver à la perfection des saveurs et de la texture. " Ce qui compte c'est bien l'idée qu'on augmente le plaisir et la satisfaction par l'association harmonieuse d'une pluralité d'éléments.
b) D'espaces. Les "choses" qui sont associées pour le mieux, "harmoniquement", sont des espaces. Cette idée d'espace est importante. L'activité humaine ne se définit pas uniquement par l'usage de certains objets : meubles, machines, outils, appareils... Les usages se déploient selon ce qu'on pourrait appeler des schèmes spatiaux. Le lit, par exemple, ne définit pas la chambre en tant qu'espace. Il n'est qu'un élément de cet espace. Qu'est-ce que l'espace "chambre" d'un point de vue architectural? Le pire serait de considérer la chambre uniquement comme une boîte contenant un lit.
c) Bons pour une certaine activité humaine. Ces espaces sont réfléchis en tant que bons pour telle ou telle activité humaine déterminée : lire et étudier, apprendre, vivre en famille, faire de la recherche scientifique etc. La méthode kahnienne - le "rituel kahnien" - exige qu'on se concentre particulièrement sur la signification des activités humaines fondamentales. On ne peut penser à ces activités sans évoquer des espaces correspondants.
10. Réfléchissons alors à ce qui caractérise abstraitement la Maison, une maison, le foyer. La Maison est le caractère abstrait d'espaces bons à vivre. La Maison est l' idéalité formelle, dans l'esprit d'émerveillement elle devrait être là sans forme ni dimension. Une maison est une interprétation circonstancielle de ces espaces. C'est le projet. Pour moi la grandeur de l'architecte dépend de sa capacité à concevoir ce qu'est la Maison, plutôt que de son projet d'une maison qui est un acte circonstanciel. Le foyer c'est la maison et ses occupants. Le foyer devient différent avec chaque occupant.
---> L'expression clef est celle-ci : "La Maison est le caractère abstrait d'espaces bon à vivre". La "grandeur de l'architecte" dépend de sa capacité à comprendre et à concevoir ce qu'est la Maison en tant qu'espaces bon à vivre. Le caractère "abstrait" de tels espaces constitue une constante et possède une valeur universelle. Qu'est-ce que vivre? Qu'est-ce que bien vivre? Que doivent être les espaces où le bien vivre est favorisé? Quelles relations peut-on envisager entre l'espace et le bien vivre? La pensée même du bien vivre n'implique-t-elle pas en effet quelque chose de l'espace? L'idée de Kahn est que les variables circonstancielles qui influent sur le projet n'entament pas, ou ne doivent pas entamer l' idéalité formelle. Les goûts particuliers du client eux-mêmes modulent le projet mais laissent ou doivent laisser intacte l' idéalité formelle.
11. Le client pour lequel on conçoit une maison décide des espaces dont il a besoin. L'architecte crée des espaces d'après ces zones nécessaires. On peut aussi dire que cette maison créée pour cette famille particulière doit pouvoir être bonne pour une autre. De cette façon le projet reflète sa fidélité à l' idéalité formelle.
---> Moment clé, quelque peu paradoxal et souvent mal compris ou mal reçu. Le paragraphe énonce comme un test de validité architectural. Si tel projet particulier est fidèle à l'IF correspondante alors il est également bon pour d'autres personnes. Ou, sous une forme plus évaluatrice, si des personnes différentes sont satisfaites d'un même projet - lors même, par ailleurs, qu'elles pourraient le vouloir différent - c'est que ce projet est fidèle à l'IF correspondante et, à ce titre, possède une valeur architecturale. Ce qui doit guider le travail architectural - son rituel - c'est la fidèlité à l' idéalité formelle.
Imaginons une famille qui, pour des raisons qui peuvent tenir compte de contraintes budgétaires, préfére des "petits espaces". Si l'architecte est persuadé que le projet final est fidèle à l'IF alors le projet sera bon. Une autre famille, expérimentant ce projet, le trouvera également excellent quand bien même aurait-elle le moyen de vouloir de "grands espaces". Cet exemple est pertinent car l'architecte est souvent placé dans de telles situations. S'il accepte de faire une maison dans une parcelle étroite il devra s'assurer que le projet final est fidèle à l'IF Maison.
Nous pourrions nous représenter cette condition sous la forme d'un schéma où un cercle représenterait l'IF alors que le projet le serait par une figure variable disposée autour de ce cercle. Toutes les figures qui ne remettent pas en cause l'IF sont acceptables.
Nous pourrions dire les choses de cette manière : tous les types traditionnels de maison, en tant qu'ils satisfont à l' idéalité formelle Maison, prouvent par l'hospitalité leur validité architecturale. Des voyageurs ont célébré par exemple la maison japonaise, la maison arabe voire, dans des conditions climatiques extrêmes, l'igloo esquimau ou la hutte pygmée.
Il est entendu cependant que ce qu'on appelle aujourd'hui "maison" tient compte des normes modernes de confort. Mais "la Maison" étant "le caractère abstrait d'espaces bons à vivre", ce caractère doit pouvoir se retrouver dans toutes les circonstances. Cela même représente une condition de ce qu'est l'architecture. Nous pouvons la formuler de cette manière : quelles que soient les circonstances la conception architecturale de la maison consistera à créer des espaces bons à vivre.
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