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Cherchant à dire ce qu'est l'architecture, ce qu'elle transforme, cherchant à cerner quel est le territoire de la pensée qu'elle soulève, je voudrais évoquer tout ce vaste champ qui nous est accessible et s'ouvre à notre regard sur la surface de la Terre... Là où nous sommes apparus, là où nous marchons, respirons et oeuvrons. Ce champ qui nous rend visibles toutes choses, celles qui étaient déjà là et celles que nous produisons, nos habitats, nos objets, nos millions d'objets disséminés sur les plaines au milieu des arbres et des fleuves. Tout cet espace que nous modelons sans cesse, ce milieu sensible, transformé, produit par l'homme sur la planète, est un artefact, un double artificiel de la nature, fait pour nous servir. Et il nous échappe de plus en plus. C'est un révélateur du monde honnête, implacable même s'il faut savoir regarder. Pour moi c'est bien cette production, ce dialogue incessant de l'homme avec son milieu qui définirait notre intérêt pour l'architecture.
Je n'envisage pas l'architecture comme pensée sans comprendre cette condition urbaine élargie dans son entier. Toute architecture engage une vision de la ville qui dépasse le bâtiment exécuté, et dans presque toute situation une architecture suppose ou contredit, consciemment ou non, un modèle d'agrégation urbaine. Imaginer l'architecture autrement, c'est réduire sa portée sociale, historique et culturelle. Je vois la ville comme immense accumulation de bâtis, de réseaux, de voies rapides, de ponts, de jardins, de réservoirs, de véhicules, de stockages, de décharges, de gigantesques boîtes ou lieux de commerce et de distraction. Cette ville n'est pas seulement en transformation constante et retardée, elle est un défi, elle a explosé, on le sait, elle accueillera 3 milliards de personnes l'an prochain, soit 50 % de la population mondiale, et d'ici à 2030 les citadins devraient être près de 5 milliards. Ce phénomène génère une situation de crise chronique, une inadaptation massive des lieux, des structures à la vie. Ce thème, qui pourrait s'appeler celui de la crise vitale de la ville contemporaine, est devenu un leitmotiv, une définition de l'ère moderne qui fut énoncée, dès 1925, par Le Corbusier et devint le point de départ de son aventure intellectuelle.
Il n'y a pas une seule vérité en architecture. Il suffit aujourd'hui, lors d'un concours d'architecture, de regarder les projets proposés. Nous sommes frappés de découvrir que face à un problème complexe, précisément posé, conditionné par les mêmes facteurs, il peut y avoir plusieurs bonnes réponses. Rien ne se ressemble. (...) L'incertitude est la vérité. Elle entoure tout projet d'architecture. Les bons architectes se sentent responsables de ce qu'ils ont fait d'un programme et d'un site. L'artiste n'a pas de comptes à rendre - l'architecte si. Certains pensent qu'ils ne sont responsables que devant celui qui les paye. Défaut grave d'éthique, ou de passion... Car la responsabilité dont je parle, nous ne la vivons pas comme un lourd fardeau que nous assumons avec un bel altruisme ; il y a certes de l'engagement civique, politique, mais il y a aussi la passion du jeu créatif, de la vie, de la ville et je vais employer un mot qui est un tabou : de la beauté. Et, de plus en plus, les promoteurs, face à des sites et à un environnement sensible et au questionnement redouté du public, commencent à considérer que l'architecte doit être le garant de cette responsabilité civique.
A l'époque moderne, et j'appellerai l'époque du mouvement moderne celle du XXe siècle, il y avait une doctrine, comme à toutes les époques antérieures, qui par périodes successives ont eu leur style admis par tous. Aujourd'hui, il n'y en a plus. C'est le trait majeur de notre nouvelle modernité : il n'y a plus de doctrine partagée. Il n'y a plus de conventions, de méthode, de style légitime d'époque. A l'ère de la technique et après toutes les visions déterministes du monde qui l'ont fait advenir, le maître d'oeuvre du bâtiment, enlacé d'un corset de règlements et de normes, est absolument libre sur toute la Terre de suivre son idée, son caprice, son génie ou son ignorance sans qu'aucun modèle désigné et aucune autorité ne puissent atténuer ce vertige. N'est-ce pas magnifique ! c'est aussi très problématique. Certes il y a des explications, des présentations devant des associations d'habitants, des avis, des refus donnés par des commissions qui sont certes nécessaires. Mais on sait comment Churchill définissait le chameau : « C'est un cheval dessiné par une commission. »
(...) La production du bâti répond à un marché important et n'a pas l'angoisse de la page blanche. A-t-elle besoin de l'architecte ? Pratiquement non. Les plans d'une grande part de ce qui se construit dans le monde depuis cinquante ans sont faits par des bureaux techniques où il n'y a pas à proprement parler d'architecte au sens où j'ai parlé de celui qui se porte responsable devant la collectivité et l'esprit du temps. La construction courante mondiale reproduit depuis quelques décennies des formules rentables ; elle étale le plus souvent, couche après couche, ce que Rem Koolhaas, sous le titre « junk space », a caractérisé comme des sommes de décisions non prises. La machine productive, en effet, avance toujours. (...) Et la croissance des villes s'est poursuivie, chaque décennie apportant ses contradictions, ses nouveautés, et se heurtant aux précédentes. Pourquoi l'agrégation ne se fait-elle plus facilement ? Est-ce l'esprit de géométrie ou l'esprit de finesse qui a manqué ? Je suis de ceux qui pensent que c'est le second. Mais c'est surtout le temps, le temps pour les idées de mûrir. Dans un premier temps ces appels de l'architecte ont permis de préparer les esprits et les méthodes. Les efforts de planification, de production ont été considérables et ils ont répondu à des besoins urgents. Mais la réalité a résisté. Avec la ville, le rêve de la technique s'est heurté à un obstacle spatial, social et matériel.
Il y a une crise latente avec l'espace humain, une incessante inadaptation. Un retard ou un laissé-pour-compte ? Parler de cette crise, après les événements du mois de novembre, fera penser à son enjeu, et invitera à rappeler qu'il n'est pas tout entier spatial comme a semblé l'imaginer Le Corbusier, l'espace étant tout de même, in fine, une preuve, ce par quoi ça se concrétise : là où ça se voit et s'exprime violemment. Cette crise incessante, en évolution, semble définir notre condition moderne, avec ses thèmes en échos, les croissances ultrarapides des mégapoles, celles ahurissantes des villes chinoises, la menace sur le climat et sur l'eau. (...)
L'architecture dit le temps. Et j'entendais, dans cet échange de discours, à quel point cette signification, cette vision qu'elle donne du temps est sa raison d'être. « Ça fait très années 1930 », « c'est XIXe », « il y a un côté égyptien », entend-on dès qu'il s'agit de style ; « style », c'est justement le mot que les modernes ne voulaient plus entendre. L'architecture est l'enjeu d'une lutte constante qui passe du théâtre de la raison à celui du goût, de la passion égoïste au sacré. On sent que les querelles des Anciens et des Modernes n'ont rien de frivole. Secrètement, la question est de savoir si, au-delà de la mort, nous nous reconnaissons un destin commun.
Dans le milieu des années 1960, en opposition à l'esprit de l'Ecole des beaux-arts, nous étions épris de méthode et de savoir, et il nous semblait que la doctrine en vigueur, le fonctionnalisme, devait être moins primaire et qu'il fallait la pousser plus loin. Obsédés d'objectivité, nous nous méfiions à ce moment-là de l'art et du talent individuel. La doctrine fonctionnaliste, son esprit de simple réponse aux besoins dans l'honnêteté de la vérité technique correspondait bien à l'époque. Elle était en phase avec l'industrie. Le credo fonctionnaliste avait été une rhétorique de combat, il avait donné à l'architecture un nouveau rôle dans l'ère de la technique et grandissait cette dernière en rejetant les masques décoratifs et ce qui avait été appelé les « pâtisseries viennoises ». (...)
Les premiers modernes avaient tranché : l'architecture ne serait plus un décor ajouté. Elle serait la révélation de la beauté technique. Et la simplicité d'une poutre de métal, d'un voile de béton et d'une géométrie constructive restait notre sol sensible. La vérité et la beauté de la construction, c'était bien, mais était-ce tout ? La vie, comment imaginer la vie ? Pouvait-on évaluer les causes spatiales de l'angoisse et les effets des mauvais espaces, devait-on inclure dans le programme le rêve ou l'impalpable sensation d'intimité au milieu de la foule que procurent certains lieux ? Est-ce que le beau pourrait s'écrire ? Et l'art des surprises au long d'un parcours ? Et le schéma mental subtil selon lequel on s'approprie une ville, pouvait-on le saisir seulement par l'écrit sans qu'il ne s'appauvrisse ?
(...) Je parlais de cet effet de présence du bâti évidente et muette, par lequel il échappe d'abord au langage si on veut l'appréhender. Et c'est l'espace, et non le langage, qui me revenait, comme le propre de l'architecture. C'est une notion qui reste d'une vaste généralité, d'une prodigieuse richesse sémantique et imaginaire : l'espace. L'architecture nous fait imaginer d'abord, sans effort, de l'espace. L'espace comme perception, comme vécu, n'entrait pas dans le langage admis alors dans l'ère technique. (...)
Jean-Jacques Rousseau écrivait qu'il regrettait la géométrie de sa jeunesse, avec ses raisonnements sur des figures, le progrès des mathématiques à son époque commençant à se passer de ces tracés pour privilégier l'analyse et progresser. Faire l'économie de l'épreuve sensorielle, s'affranchir de la gangue des sensations physiques, de l'illusion des sens, c'est l'invention du langage. Echanger le mot montagne contre l'épreuve du voyage jusqu'à la montagne pour la montrer, c'est plus qu'un gain de temps, c'est aller du concret singulier à l'abstrait universel et comprendre par un mot, une formule, un chiffre, c'est pouvoir ainsi mémoriser et combiner des informations. C'est la grammaire, ce sont les mathématiques, c'est l'informatique. Pour l'architecture, il faut voir pour connaître. Le médium « espace » semble avoir des performances de communication d'un autre monde. Lorsque je fais un projet d'architecture, je sais que je ne me sers pas systématiquement du langage. Des moments essentiels de la pensée se font sur des figures, des maquettes, des croquis, sans aucune formulation pour faire avancer cette pensée même si les étapes, après coup, sont partiellement explicables. L'architecture met donc bien en jeu, comme la peinture et la sculpture, une pensée qui ne passe pas par le langage ? Nous avons parlé beaucoup de cela avec Philippe Sollers dans un dialogue appelé Voir Ecrire (Calmann-Lévy, 2003). Au contraire, disait-il : « Plus j'écris, plus je vois. » Alors, y a-t-il une pensée visuelle ? Oui. Mais, sans le langage, elle n'existerait pas. Lorsque l'on cherche à créer un espace, on travaille sur des questions de perception. (...) Des mots nous ont été dits, qui nous ont aidés à percevoir des phénomènes subtils qu'il a fallu des générations pour reconnaître, puis à classer les perceptions et à distinguer les nouvelles qui reçoivent d'ailleurs des noms, le plus souvent utilisés pendant le travail. Avec l'espace nous entretenons une activité permanente dans laquelle on s'aperçoit que voir, percevoir, et nommer ne se séparent pas. La capacité sensorielle, réellement devenue consciente par la transmission, ne s'est développée, ne se développe que lorsque les phénomènes, les relations, les observations sont à un moment dites ou dessinées et mémorisées.
Les mots servent à voir ; encore faut-il qu'on le cherche vraiment. Et on a de moins en moins besoin de voir, la performance moderne d'information, le code, le réseau fléché nous invitant à ne pas voir, à ne pas spatialiser, à ne pas élaborer ce schéma mental classique.
Notre culture perd ici ce qu'elle gagne là. C'est au sein de ce processus général que l'on pourrait nommer « dé-spatialisation » que les sites, les programmes à construire, nous posent chacun leur question. Une question d'espace. Cette dé-spatialisation permet de comprendre en quoi, aujourd'hui, le fonctionnement logique et rentable des forces qui construisent une extension de ville de plusieurs millions de nouveaux habitants à Rio de Janeiro, le long de la mer, à Barra, a pu se faire en oubliant toute considération spatiale sur 14 kilomètres, et en préservant toutefois merveilleusement les lagunes et les manguiers. Le long d'une voie rapide définie par Lucio Costa il y a trente ans, on a zoné d'un côté ce qui est habitat ou bureaux, en condominiums fermés, et de l'autre ce qui est shopping. On ne sait jamais à quel endroit on est. A Barra, les habitants sont dans de grandes tours ou des maisons, ils ne peuvent rien sans voiture, ils ont Internet, ils ont aussi la plage sans fin. Mais, sur cette ligne si longue, dans cette partie immense de la ville poussée en quinze ans, on perd toute notion de distance. C'est là que, pour installer une cité de la musique, je l'ai alors élaborée comme un grand repère urbain. J'ai conçu la Cidade da Musica pour qu'elle soit visible de loin, comme une présence tutélaire flottant sur un jardin sur 200 mètres, et pour que depuis sa terrasse, à 10 mètres de hauteur, on découvre toute l'étendue de la ville. C'est l'idée d'un symbole public que la municipalité veut réaliser. (...)
Au contraire de la recherche de présence, de visibilité depuis l'extérieur, nous cherchons souvent dans la ville actuelle à apporter le calme, à préserver un sens de l'intériorité, à créer une oasis. Dans un contexte de bureaux et d'institutions de la Communauté européenne, pour les salles de concerts de la Philharmonie de Luxembourg, j'ai répondu à cela par une façade filtre, permettant de voir ou de ne pas voir à travers pour éviter la claustrophobie et donner un sens lumineux de l'espace intérieur avant d'entrer dans les salles de concerts. Un projet peut ainsi souvent se définir comme une invention pour répondre à une question de vie qui est un phénomène spatial, un facteur négatif, à transformer. (...)
Aujourd'hui plus que jamais, l'esthétique architecturale est de nouveau l'enjeu de la lutte entre deux aspirations. Celle qui est cherchée, le refuge dans les images du passé, est aujourd'hui, en douceur, de plus en plus répandue. Une certaine régression se porte bien. Il faut dire que les fenêtres sur l'avenir sont floues. C'est l'ambiance rassurante qui forme le cadre décoratif de beaucoup de nos institutions, ce passéisme d'Etat bien installé se double de son modernisme bâtisseur et inspirateur de renouveau car il y a l'autre aspiration : c'est celle qui par miracle a maintenu, de décennie en décennie, l'architecture en lui donnant sens parce que certain espéraient toujours d'elle quelque chose d'important. L'architecture doit produire des espaces heureux, certes, mais ce que l'on attendra d'elle à la fin, ce qui lui donnera sens, c'est qu'elle ouvre une route du temps.
Une architecture, surtout un projet public, est une petite utopie qui s'est réalisée, un morceau de futur qui est advenu aujourd'hui, à une époque où il n'y a pas de doctrine qui donne forme au temps. C'est ce que je ressens. Cette idée d'une petite route possible, à chaque fois, un nouveau chemin ouvert au temps. Rien de moins frivole que cette envie de savoir si nous aimons le même futur. En un temps où cet avenir nous est à peu près caché, c'est ce qui nous rend l'architecture importante.
CHRISTIAN DE PORTZAMPARC
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