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Dans le type de cas qui nous occupe à présent, la fonction ne s'accomplit elle-même que grâce à la coopération humaine [...].
Considérons par exemple une tribu primitive qui se met construire un mur autour de son territoire. Le mur est un exemple de fonction imposée en vertu de la pure et simple physique : on supposera que le mur est assez grand pour retenir au-dehors les intrus et pour permettre aux membres de la tribu d'entrer. Mais supposons que le mur se transforme peu à peu, et que, de barrière physique qu'il était, il devienne une barrière symbolique. Imaginons que le mur se dégrade petit à petit, de telle sorte que la seule chose qui reste, ce soit une rangée de pierres. Imaginons alors que les habitants et leurs voisins continuent à reconnaître la rangée de pierres comme marquant la limite du territoire, et cela ait des incidences sur leur comportement. Par exemple, les habitants ne franchissent la frontière que dans certaines conditions, et les personnes extérieures ne peuvent traverser le territoire et y pénétrer que si les habitants l'acceptent. La rangée de pierres a désormais une fonction qui s'accomplit, non pas en vertu de la pure et simple physique, mais en vertu d'une intentionnalité collective. A la différence d'un rempart ou d'un fossé, ce qui reste de mur ne peut maintenir les gens au-dehors du seul fait de sa constitution physique. Le résultat est, en un sens très primitif, symbolique; parce qu'un ensemble d'objets physiques a désormais pour fonction dindiquer quelque chose qui le dépasse, à savoir les limites du territoire. La rangée de pierres remplit la même fonction qu'une barrière physique mais, si elle le fait, ce n'est pas en vertu de sa construction physique, c'est parce qu'on lui assigné collectivement un nouveau statut, le statut de marqueur de frontière.
J'aimerais que cette étape apparaisse comme un développement des plus naturels et des plus innocents, mais en réalité, ses implications sont immenses. Les animaux peuvent imposer des fonctions aux phénomènes naturels. Considérons, par exemple, les primates qui utilisent un bâton comme outil pour attraper des bananes qui sont hors de leur portée. Au demeurant, certains primates ont même développé des traditions de fonctions agentives qui se transmettent d'une génération à l'autre. C'est ainsi que le plus connu, Imo, un macaque japonais, se servait d'eau pour enlever le sable de ses pommes de terre, et finalement salait l'eau à la fois pour enlever le sable et pour améliorer le goût. Grâce à Ime, "aujourd'hui, écrit Kummer, laver des pommes de terre dans de l'eau salée est une tradition établie que les enfants apprennent de leur mère comme allant naturellement de pair avec le fait de manger des pommes de terre". Les textes d'anthropologie font régulièrement des remarques sur la capacité des humains à se servir d'outils. Mais la rupture vraiment radicale avec d'autres formes de vie est celle qui se produit lorsque des humains, par le biais d'une intentionnalité collective, imposent des fonctions à des phénomènes où la fonction ne peut s'accomplir par les seules vertus de la physique et de la chimie, mais exige une coopération humaine continue sous les formes spécifiques que sont l'identification, l'acceptation, et la reconnaissance d'un nouveau statut, statu auquel est assignée une fonction. C'est le point de départ de toutes les formes institutionnelles de culture humaine, et il doit toujours avoir la structure : X est compté comme un Y en C, comme nous le verrons plus tard.
(Notre but est d'assimiler la réalité sociale à notre ontologie fondamentale, celle que nous tracent la physique, la chimie, et la biologie. Pour ce faire, il nous faut montrer la ligne continue qui va des molécules et des montagnes aux tournevis, aux leviers et aux magnifiques couchers de soleil, puis de là aux législatures, à l'argent, et aux Etats-nations.)
John R. Searle, La construction de la réalité sociale, Gallimard, Paris 1998 page 59.
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