Master philisophie et architecture - Recherche sur les idéalités formelles

Blog de recherche en philosophie de l'architecture

LE LABORYNTHE

Le laborynthe est un blog destiné à publier des études et des recherches de philosophie de l'architecture.

Notre souci premier sera de nous efforcer de susciter une multiplicité d'approches du phénomène architectural.

Cinq catégories seront distinguées :

- Lexique

- Textes et documents

- Commentaires

- Théorie de l'architecture

- Questions philosophiques

Dans la table des matières qui suit cette entête il est possible, en cliquant sur le lien correspondant, de se rendre directement à la note choisie.

D'autre part, même si la question est délicate, je publie un ensemble de recherches personnelles et de documents sur les rapports que le philosophe Martin Heidegger a entretenu avec le nazisme. Certains de ses textes s'inscrivant dans le champ "philosophie et architecture" j'ai jugé utile de permettre à des lecteurs de comprendre les raisons et les motifs de mon adhésion à la thèse d'Emmanuel Faye selon laquelle Heidegger a eu comme projet d' introduire le nazisme dans la philosophie. Mes travaux s'étant développés dans le cadre d'une activité de blog c'est un choix de notes de blog que je publie dans Le laborynthe et cela en fin d'édition.

24 juin 2013 dans Livres, Musique, Pavillon | Lien permanent | Commentaires (220)

Table des matières

Commencements selon Alberti (les) :

http://ensanancy.typepad.com/lelaborynthe/2006/04/les_commencemen.html

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[Heidegger]: Un entretien d'Emmanuel Faye avec Brice Couturier et Alain Finkielkraut :

http://ensanancy.typepad.com/lelaborynthe/2006/07/un_entretien_de.html

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Fonction symbolique et coopération sociale (textes et documents) :

http://ensanancy.typepad.com/lelaborynthe/2006/05/fonction_symbol_1.html

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Heidegger et le nazisme - Archives du phiblogZophe :

http://ensanancy.typepad.com/lelaborynthe/2004/12/heidegger_et_le.html

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Lexique :

http://ensanancy.typepad.com/lelaborynthe/2006/01/lexique.html

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Petite cabane rustique de Marc-Antoine Laugier (la) :

http://ensanancy.typepad.com/lelaborynthe/2006/04/la_cabane_primi_2.html

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Portzamparc - Extraits de la leçon inaugurale de l'architecte au collège de France :

http://ensanancy.typepad.com/rythmarchi/2006/06/extraits_de_la_.html

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Théo Van Doesburg (les 17 points de...) :

http://ensanancy.typepad.com/lelaborynthe/2006/05/les_17_points_d.html

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Trois genres de l'architecture selon Simondon (les) :

http://ensanancy.typepad.com/lelaborynthe/2006/05/architecture_et.html

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23 juin 2013 | Lien permanent | Commentaires (1)

Arendt

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Téléchargement Arendt1.mp3

04 avril 2007 | Lien permanent | Commentaires (0)

La démocratie participative selon Bernard Stiegler

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Téléchargement dmoparticipativbstiegler.mp3

03 avril 2007 | Lien permanent | Commentaires (0)

Philippe Lacoue-Labarthe de vive voix (2)

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Dans son émission du 02 02 07 Surpris par la nuit (France Culture), Alain Weinstein rend hommage à Philippe Lacoue-Labarthe :

Téléchargement Lacoue-LabarthSurNuitWenstein020207.mp3

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03 février 2007 | Lien permanent | Commentaires (0)

Philippe Lacoue-Labarthe de vive voix

En hommage à Philippe Lacoue-Labarthe, récemment disparu, Le laborynthe publie un fichier sonore permettant d'entendre le philosophe débattre notamment avec Emmanuel Faye à propos de Heidegger. L'émission date du 9 mai 2005.

Téléchargement philippe_lacouelabarthe.mp3

30 janvier 2007 | Lien permanent | Commentaires (1)

Chemetov de vive voix

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J'inaugure, par cette note, une série de mise à disposition de fichiers sonores. Il s'agit ici d'une émission de deux heures consacrées à Chemetov.

Il faut attendre plusieurs minutes pour télécharger le fichier. Cliquez sur :

Téléchargement Chemetov270107.mp3 

Patience et bonne audition

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30 janvier 2007 | Lien permanent | Commentaires (1)

Architecture et image selon Neil Leach - Traduction et commentaire de Hervé Gaff

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Architecture et image

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Il s’agira, à travers l’étude d’un ouvrage de Neil Leach intitulé The Anaesthetics of Architecture, de voir comment l’architecture peuvent être pris dans le jeu d’esthétisation et de séduction des images. La conclusion tragique de l’ouvrage, livrée dans cet article, mène cette logique d’esthétisation jusqu’à son terme, à savoir la dissolution de la pensée critique dans le règne de l’image. Dans un monde moderne sous le charme des images, il est devenu urgent de s'interroger sur l'influence qu'elles exercent sur l'individu, sur les stratégies qu'elles dissimulent derrière leurs atours. Omniprésentes, elles ont gagné toutes les sphères de l'activité humaine sans épargner celle de l'architecture. La question introductive pourrait être la suivante: que se passe-t-il quand un champ disciplinaire aussi lié que l'architecture aux enjeux sociaux et politiques se trouve pris dans un jeu d'esthétisation exacerbé par la production massive des images? C'est ce que tente d’éclaircir l'ouvrage de Neil Leach "The Anaesthetics of Architecture" , sur un ton volontairement polémique et radical. Son titre, dépassant le jeu de mots provocateur basé sur la simple substitution aesthetics / anaesthetics [esthétique/anesthésie], prend son fondement dans le grec ancien. Alors qu'aesthesis décrivait un éveil sensitif et émotionnel face aux choses, anaesthesis décrivait son contraire. Dès lors, comment est-il possible que l'architecture, en tant que lieu de l’esthétique, puisse faire l'objet, dans un revirement radical et sans précédent, d'une anesthésie? Pour asseoir la possibilité d’un tel basculement, Leach fait appel aux analyses de Georg Simmel et Walter Benjamin soulignant l'avènement de nouvelles attitudes typiquement modernes, celles de l'individu blasé et du flâneur. Ce qui rapproche ces deux types d'individus, c'est leur immersion dans un environnement urbain sans précédent, saturé de sollicitations sensorielles. En proie à ces flux incessants et multipliés, leurs nerfs saturent et se trouvent dans l’incapacité de réagir efficacement aux stimulations mentales provenant de la ville. Ils développent, en réaction à cet état d'hyperstimulation, une sorte de cocon protecteur, une anesthésie partielle aux sollicitations extérieures, sans laquelle la vie dans la métropole moderne serait proprement insoutenable. Ce qui distingue l’individu blasé de Simmel du flâneur de Benjamin, c’est leur degré d’engagement dans le vécu de leur condition de citadin. Le premier, pris dans la foule, ne fait que subir l’influence néfaste de la ville, alors que le second, pour sa part, recherche en esthète le contact avec l’agitation urbaine, pour la stimulation intellectuelle qu’elle génère en lui. Bien que son attitude soit volontaire, le flâneur n’échappe cependant pas aux effets néfastes de cet environnement sur lui. Tout comme l’individu blasé, le cocon défensif dont il s’entoure ne le place pas hors d’atteinte des sollicitations de la ville, il lui permet seulement d’inhiber les réactions qu’il pourrait développer en retour. Tous deux restent perméables aux stimuli, et bien qu’atténués, ces derniers affectent malgré tout leurs nerfs. En compensation, la ville produit chez eux un effet narcotique comparable à celui de l’ivresse cannabique, ce qui expliquerait par ailleurs un possible attachement à un tel cadre de vie. L’individu urbain, blasé ou flâneur, recherche cette hyperstimulation sensorielle autant qu’il s’en protège. Il est intoxiqué par la ville, par la distraction et l’anesthésie que produit en lui l’afflux ininterrompu de sensations. Le climat est posé : la ville, par le renouvellement continuel des sensations qu’elle propose et l’effet narcotique qui l’accompagne, séduit et fascine l’individu moderne. Ce phénomène, loin d’être limité à l’influence de la ville, est applicable au domaine des images. La prolifération de celles-ci, ainsi que l’esthétisation renouvelée dont elles font l’objet, les placent dans un rapport similaire à celui qu’entretient la ville avec l’individu. Les images, par leur nombre, débordent notre environnement visuel. Elles séduisent, fascinent, et finissent par nous anesthésier, jusqu’à nous couper de leurs contenus symboliques, sociaux et politiques. On comprend alors la préoccupation de Leach concernant l’architecture, domaine fortement impliqué dans la production d’images et de lieux de vie. L’architecte n’est-il pas lui aussi susceptible de se trouver pris dans le jeu des images et de leur pouvoir de fascination ? Ce pouvoir, s’il n’est pas maîtrisé, ne risque-il pas d’obscurcir, voire d’occulter, tout rapport à leur contenu ? En guise de conclusion à son ouvrage, Neil Leach entrevoit une issue des plus inquiétante au processus d’esthétisation. A travers la critique d’un ouvrage issu de l’avant-garde des écoles d’architecture londoniennes, il met en évidence le fait que les concepts peuvent eux aussi être gagnés par l’esthétisation, et à leur suite, la pensée toute entière. L’enjeu, et non des moindres, est celui de la possibilité d’une pensée théorique et critique dans un monde dominé par le visuel et les images. L’architecture de séduction (Extrait traduit de The Anaesthetics of Architecture, Neil LEACH, The MIT Press, Cambridge Massachusetts, 1999, pp 78-88.) Manifestement, une architecture qui vise la séduction et revendique par ailleurs une portée critique radicale est nécessairement compromise. Les multiples projets d’une soit-disant avant-garde qui fétichise l’image est prise dans ce paradoxe. La fétichisation de l’image, en souscrivant à la logique de la séduction, ne donne accès à aucune autorité dans le domaine de la critique radicale de la culture architecturale contemporaine. Car la critique radicale se définit elle-même comme une politique de contenu qui opère au niveau de la production du sens, tandis que la séduction opère au niveau de la surface et fonctionne en opposition à toute critique politique et à toute recherche de sens. Ceci ne signifie pas pour autant que la politique est complètement séparée de la séduction. En effet, la séduction joue un rôle-clé dans le processus de sollicitation du politique : quand le discours faisant sens chancèle, la séduction prend le contrôle. En politique, la séduction agit comme un piège envoûtant, en attirant et distrayant le futur votant. Elle leurre sa victime en absorbant et étouffant tout questionnement. La force de la séduction va dans le sens contraire d’un questionnement critique. Si la critique peut être séduisante, la séduction n’est jamais critique. Ce paradoxe apparaît plus clairement dans le De la forme au programme de Kevin Rhowbotham, un livre noble dans ses intentions et illustré d’images assez séduisantes, bien que défectueux dans ses conclusions générales. Cet ouvrage, inscrit dans le contexte de l’avant-garde des écoles d’architecture londoniennes, compte parmi les entreprises les plus engagées dans l’établissement d’une nouvelle orientation de l’enseignement de l’architecture. Comme le suggère le titre, le propos du livre consiste à inverser le principe moderne de « forme suivant la fonction », en explorant la possibilité d’une forme qui « émerge comme conséquence de l’expérimentation et du perfectionnement ». La notion de « programme » est seulement introduite « une fois l’expérimentation formelle résolue en composition, à la fin plutôt qu’au commencement, comme c’est le cas dans la démarche habituelle de projet ». Plaisamment illustré par des travaux d’étudiants, l’ouvrage recense un certain nombre de stratégies – « autodynamisme », « la rayure », « unités logiques », « parasites », « territorialités » - suggérant une nouvelle approche dans laquelle la primauté du « contenu » s’efface devant la recherche de la forme. Pour Rhowbotham, « la forme constitue les premiers moyens d’un engagement politique au niveau de la culture et de sa critique. » L’introduction de l’ouvrage, réalisée par David Green, se trouve être imprimée en surimpression d’une image de plage, et a pour titre – quelque peu ironique semble-t-il – une formule empruntée aux Situationnistes « Sous les pavés, c’est la plage ». Ici, Green montre involontairement combien ce projet est pris dans une double difficulté, au cœur de laquelle repose la question de la séduction. D’un côté, Green prône la séduction, et d’un autre côté, il plaide en faveur d’une nécessité de contenu, comme si le « discours manifeste » de la séduction pouvait être réconcilié sans difficulté avec le « discours latent » du contenu. Il se lamente sur la tendance des travaux d’étudiants à être « vidés de tout concept », puis s’en va clamer que « les moyens de séduction résident dans les yeux et non dans l’esprit. » Cette séduction visuelle dont il parle est facilitée par l’utilisation de l’ordinateur, et alors que les possibilités offertes sont données comme positives, elles nécessitent un « glissement » dans « l’accentuation d’une production spéculative… vers un autre lieu ». Ce nouveau lieu, pour Green, est celui du conceptuel. Le paradoxe s’éclaircit quand Green reconnaît un certain décalage entre le texte et les illustrations. « Le texte », note-t-il, « subvertit et questionne, alors que la manière dont les projets des étudiants sont abordés exclut un tel positionnement. » Il tente de s’expliquer en attribuant au texte et aux images différents rôles : « Il est préférable de considérer les images dans le livre comme un moyen de séduire le lecteur et de l’amener au texte, plutôt que de les prendre comme des illustrations du texte. De cette manière, une position conceptuelle est préservée et une fermeture ou un défaut dans un autre domaine sont évités. Par position conceptuelle, j’entends un domaine d’idées opérant indépendamment des apparences. » L’apparence, selon Green, risque « d’anesthésier » les étudiants, de les plonger dans un « état de consommation hébétée ». Ceci constitue un point important qui le conduit à avancer que les images elles-mêmes sont potentiellement compromises et que c’est au texte qu’incombe de sauver quelque contenu. « Supposez un instant », conclut-il – sur le ton de la révélation – « que le texte de De la forme au programme ait été livré sans illustrations. » Peut-être que tout ceci peut s’expliquer par le type particulier de séduction que Green encense : « A aucun moment de l’histoire, la technique destinée à la production de surfaces séduisantes n’a été si riche, variée, extraordinaire et accessible. Je pourrais par conséquent affirmer que jamais la séduction n’a été plus facile, plus répandue, et que nous ne pouvons plus en ignorer l’action. » Il apparaît que la « séduction » dont Green parle correspond précisément à la forme de séduction « douce » identifiée par Beaudrillard, « qui imprègne toute l’étendue du langage » et « dont la position affaiblie est devenue synonyme de tant de choses dans la société. » Il apparaît aussi que Green associe les deux termes « séduction » et « production » - « la production d’images séduisantes » - que Baudrillard s’est donné tant de mal à différencier. Ceci devrait mener à la conclusion que nous avons ici affaire à une « séduction » à l’ère de la « production », une séduction qui, dans sa forme la plus dégradée, nous est contemporaine. A l’ère de la mécanisation, la séduction, née de et produite par l’attirail technique de cette ère, devient un projet. C’est une séduction, qui plus est, inextricablement liée à l’esthétisation. Une fois le discours générateur de sens absorbé et rendu impuissant dans le monde esthétisé et sans profondeur de l’image, le séduction devient la seule stratégie viable pour s’imposer au spectateur. Dans une culture de l’esthétisation, tout ce qui reste est séduction. Non seulement ça, mais plus encore : l’esthétisation prépare le terrain à la séduction. Au même titre que dans la vie de tous les jours, où l’alcool joue un rôle important en séduisant l’éventuel consommateur, en le poussant à acheter une image, ou en persuadant un potentiel amoureux à succomber à une avance, l’intoxication par l’esthétique facilite la possibilité de séduction. L’image contient en elle-même son propre potentiel de séduction. Plus encore, la plus fâcheuse conséquence à tirer des remarques de Green ne réside pas dans l’emploi de ce terme, « séduction », dans sa relation avec les images, mais dans le fait qu’il faille aussi l’appliquer au texte qui les accompagne. On dirait que, dans le texte lui-même, cette douce et envahissante séduction a laissé sa trace. Green en appelle visiblement à une séduction non seulement rétinienne, mais aussi conceptuelle. On pourrait déduire, à partir de son parti pris pour le conceptuel et de sa critique des travaux étudiants dont « les moyens de séduction passent par l’œil », qu’il aurait préféré un travail susceptible de « séduire l’esprit ». Le texte chargé de concepts a lui-même succombé au pouvoir de la séduction. Les propres commentaires de Rhowbotham semblent aller dans ce sens. « Surface » est pour lui une notion-clé : il n’est pas préoccupé par le sens des formes, mais par leurs « descriptions », à savoir comment elles apparaissent sur la surface. Pour lui, ce qui importe dans la forme « n’est pas ce qui repose derrière les objets que les formes représentent, mais ce qui se situe devant elles, avec ces propriétés qui luisent et étincellent à la surface, et qui attirent la signification plus qu’elles ne la dénotent ». A travers cette célébration de la surface, Rhowbotham plaide pour une politique de la persuasion et de la séduction : « La surface, en embrassant délibérément la relativité de la production de marchandises et en se focalisant sur les termes formels de persuasion et de séduction, engage à nouveau une réelle politique de communication. ». Dans ce monde superficiel de persuasion et de séduction, à quelle sorte de politique pouvons-nous espérer être confrontés, si ce n’est une politique des apparences, une forme de politique sans profondeur et sans contenu ? Ceci devient au plus haut point perturbant quand nous considérons que, pour Rhowbotham, la surface est ce qui « attire » la signification : la surface est alors « couverte d’emplacements adhésifs, de petits crochets pouvant attraper les objets du désir ». Sommes-nous maintenant prêts à accepter que cette « politique de communication » est tout au plus un « objet du désir », flottant et se fixant sur la surface ? En dehors de l’évident relativisme qu’une telle approche pourrait suggérer, qui voudrait que potentiellement toute « politique » pourrait s’accrocher à n’importe quelle surface, ceci impliquerait que ce contenu politique soit un attribut flottant, sensible à la logique globale de fétichisation. Si, par ailleurs, nous acceptons que le « concept » de Green appartient à cette catégorie, comme quelque chose qui serait lié ou ajouté à la forme, nous commençons à prendre conscience que le « concept » ou la « théorie »peuvent être eux aussi fétichisés. Loin d’être un mécanisme de résistance à la fétichisation, la théorie devient victime de ce processus. « Les opérations de fétichisation », comme l’a remarqué Mark Wigley, « sont incorporées à la structure de la même théorie qui les identifie et les critique. » Le problème réside ici dans le fait que, dans l’absence de profondeur de notre culture de l’instantané, l’importance du contexte est niée. C’est précisément ce manque de sens du contexte – particularités historiques ou géographiques – qui facilite le processus de fétichisation. C’est certainement ceci qui autorise les auteurs de L’enseignement de Las Vegas à abstraire les formes de Las Vegas et à négliger leur importance sociale, et c’est encore ceci qui les autorise à réintroduire des formes similaires dans leur propre travail de construction avec aussi peu de respect pour leur sens d’origine. Si nous acceptons que le contenu n’est pas une propriété de la forme mais entretient seulement des relations allégoriques avec elle, le déclin du sens du contexte ou du relief dans notre culture contemporaine en viendra à éradiquer cette concrétion allégorique. En tant que tels, « théorie », « concept » et bien d’autres termes qui constituent le « contenu » de l’architecture seront eux-même arrachés au contexte d’origine qui leur confère leur signification, pour devenir des « objets du désir » flottants à fixer aux « emplacements adhésifs » de la surface. La théorie elle-même est devenue un « objet du désir » prêt à coller. Dans cette perspective, il n’y a peut-être pas de fossé entre le texte chargé de concepts et les images sensuelles de De la forme au programme. Les deux peuvent se montrer séduisantes, et les deux peuvent potentiellement anesthésier le lecteur et le plonger dans un état de consommation hébétée. C’est une constatation, semble-t-il, qui peut être étendue à toutes les formes de discours, critique ou autre. Si virulente est devenue l’esthétisation du monde que la seule stratégie possible est celle de la séduction, le jeu vide et enjôleur des apparences, dans lequel la critique a perdu de sa puissance au profit de la suffisance et de la fascination. Pas même la philosophie échappe à cette condition. En effet, tournons-nous vers les commentaires de Debord sur la manière dont la philosophie dialogue avec la société du spectacle. Pour Debord, le spectacle joue avec toutes les faiblesses de la philosophie occidentale. A ce stade, la prédominance de la vue comme mode premier de perception, ainsi que l’hégémonie d’une pensée rationnelle cartésienne qui ne satisfait plus cette condition, alimentent le spectacle lui-même. Dorénavant, la philosophie est utilisée comme un aspect fondamental du spectacle. Elle devient le médium à travers lequel le spectacle opère : « Le Spectacle ne réalise pas la philosophie », comme le fait observer Debord, « il philosophe la réalité. La vie courante de chacun a été réduite à un univers spéculatif. » Le raccourci entre une existence intellectualisée et une vie exposée de manière croissante aux stimuli visuels, relevé par Simmel, sous-tend cette condition. Le distrait engagement dont fait preuve l’individu blasé** face au monde reproduit la distance inaugurée par la perspective théorique abstraite. Et si les deux mondes sont si co-extensifs, qu’y aurait-il de surprenant à ce que la philosophie, en tant que modèle d’existence intellectualisée, soit amenée à céder à l’influence de l’esthétisation ? Dans ce contexte, même les philosophes qui critiquent le système sont inévitablement rattrapés par ce même système. Pourrait-il se faire, alors, que Baudrillard lui-même soit victime de son propre pronostic, et que dans le monde hyperréel de l’image, la philosophie elle-même ait été esthétisée, comme icône ultime de la culture hyperréelle ? Plus spécifiquement, dans une culture architecturale sans profondeur, aux images séduisantes et aux effets luisants, la philosophie est à tout moment menacée d’être utilisée comme un vernis culturel, comme une surface brillante. Dans un tel contexte, qu’est-ce donc que la philosophie, sinon un simple accessoire de mode ? (Traduction : Hervé GAFF) Neil Leach, à ce stade, ne peut aller plus loin : comment conclure, l’indépassable venant d’être irrémédiablement dépassé ? Il termine sur ces mots, se sachant dès lors susceptible d’être pris dans le jeu de l’esthétisation. Quoi qu’on puisse penser du constat dramatique de Leach, il est indéniable que concepts et images constituent désormais des complexes enchevêtrés, dont le but n’est plus seulement de nourrir un fonds théorique dense, articulé et contextualisé, mais aussi de générer des stratégies de subversion et de détournement orientées vers la production de la nouveauté. Séduire, fasciner, à travers des formes nouvelles et des concepts accrocheurs, susceptibles de déposer leur marque, leur empreinte, dans un continuel renouvellement des produits de consommation. La mode, avec son fonctionnement caractéristique, a entraîné avec elle tous les domaines créatifs de l’activité humaine. L’architecture avec. La condition essentielle de réception de ces stratégies réside dans le fait qu’elles s’adressent à des individus en état d’hyperstimulation croissante, en recherche d’une séduisante nouveauté. Plus la stimulation est importante, plus la distance entre les individus et les choses se creuse, plus l’individu devient blasé, plus l’activité volontaire critique devient difficile. Et plus la fascination est forte, plus l’absorption et l’adhésion spontanée en sont facilités. Ces deux processus opérant simultanément, l’individu même averti n’a que peu de chances d’y échapper. Les effets de l’esthétisation sont nombreux et redoutables, d’autant plus que l’individu y est mal préparé. Pour lui, les choses ont conservées leur permanence, alors que dans les stratégies d’esthétisation, il n’est pas rare que les valeurs s’inversent, qu’une chose ou un concept en vienne brusquement à devenir son contraire. Tout devient alors possible, tout est relatif, rien n’est plus stable et tout devient finalement question de représentation. Images et concepts se font et se défont, s’assemblent puis s’opposent, se rapprochent et s’excluent, dans un processus combinatoire infini se nourrissant de lui-même. L’éthique s’est muée en jeu, la signification recule sous l’emprise de la connotation. Que peut-on encore y lire et y comprendre? Avant de s’interrompre sous le coup de la funeste augure, Neil Leach a entrepris l’analyse de quelques exemples empruntés à l’architecture, dans lesquels l’esthétisation est à l’œuvre. Il nous livre quelques stratégies, dans lesquelles discours, concepts et images jouent les cartes de la séduction. L’introduction de stratégies publicitaires à effet d’annonce ne date pas d’aujourd’hui. Pour exemple, le positionnement théorique annoncé par Venturi, Scott Brown et Izenour (1972) dans « L’enseignement de Las Vegas ». La démarche, qualifiée de « révolutionnaire » par ces auteurs, annonce un positionnement politique radical. En prônant une esthétique publicitaire et en décontextualisant les formes architecturales du passé, ils évacuent tout contenu de la forme architecturale. Il s’agit d’une esthétisation des formes, doublée d’une esthétisation du discours. En effet, le discours reprend à son compte un terme emprunté au registre politique et l’esthétise, comme pourrait le faire une marque de téléphones portables ou de vêtements en utilisant des icônes politiques dans une publicité. Selon les auteurs, son caractère « révolutionnaire » résiderait dans la faculté de l’architecte à emprunter à l’environnement formel de l’époque. Plutôt qu’une attitude « révolutionnaire », il s’agit ici plus vraisemblablement d’une allégeance à l’environnement publicitaire du moment. Ici, le concept est esthétisé, utilisé comme une image d’autant plus séduisante qu’elle porte en elle une connotation radicale, suggérant une nouveauté sans précédent. La stratégie en question est la suivante : le terme « révolutionnaire » est ici employé métaphoriquement, pour sa capacité à connoter métaphoriquement et non pas à dénoter littéralement. Le discours, tout comme l’architecture, subit l’effet décontextualisant de l’esthétisation, privant concepts et formes de leur contenus d’origine au profit d’un effet de surface. Un autre exemple donné par Leach, bien qu’il puisse paraître à première vue anecdotique, touche un des mythes profonds liés aux pouvoirs du design et de l’architecture. Dans celui-ci, une agence d’architecture anglaise reprend le fonctionnement d’une publicité pour une boisson alcoolisée. L’originale, en juxtaposant des phrases typiques tirées de la vie quotidienne à Londres avec des images de plages et de créatures exotiques, vante la consommation du produit alcoolisé pour accéder à un quotidien idyllique. La seconde, profitant de l’effet créé par la première, reprend les mêmes phrases et les associe à des images de lieux design high tech. L’objectif est alors clair : vanter les effets euphorisants des intérieurs designs conçus par l’agence en question. Si le processus est si efficace, c’est qu’il s’appuie sur l’idée communément admise qu’un environnement esthétique est intimement lié à une vie socioprofessionnelle exaltante et réussie. Fréquenter ou acquérir un telle architecture est en soi une promesse de vie meilleure. Celui qui l’habite devient en quelque sorte ce qu’il habite. L’esthétisation de notre environnement répond au besoin d’esthétisation de nos vies, sentiment exacerbé par quantité d’images véhiculées par les médias. Dans cette publicité, le principe d’un simple décalage allusif entre texte et image est repris pour promouvoir un paradis architectural narcotique. Ainsi, l’architecture et ses images, les discours dont elles font l’objet, sont à même de marquer profondément nos représentations en introduisant une distance imagée/imageante entre eux et les objets matériels. Cet écart peut quelquefois s’avérer plus profond encore, modifiant jusqu’à notre perception. C’est ce qu’a accompli le Brutalisme par son discours dans les années 60. En justifiant leur architecture dépouillée à l’aide d’une rhétorique esthétisante, faisant appel à une vision poétique et à des exemples du passé reconnus et admirés, les Smithsons ont profondément marqué notre manière de percevoir les choses . Leur sensibilité esthétique des matériaux a instauré un renversement de valeur sans précédent, par lequel des matériaux bruts considérés jusqu’alors comme grossiers et triviaux ont gagné une aura esthétique incontestable. La simple allusion à l’architecture rurale méditerranéenne, avec la caution de certains maîtres du mouvement moderne (Mies van der Rohe, Le Corbusier), leur a permis de transfigurer leur architecture sévère. Son apparence brute et austère est devenue emblématique d’un art de vivre revendiquant la filiation aux formes simples, économiques et indémodables du passé. Ceci, par la simple allusion à des propriétés génériques attribuées aux références citées. Le paradoxe de l’entreprise réside dans le fait que, tout en prônant une architecture sans rhétorique, ils ont opéré une esthétisation de la matière architecturale par le biais d’un discours manifestement rhétorique. C’est ce dernier qui a su séduire, dans un premier temps, certains architectes et intellectuels, pour gagner à terme les représentations et la sensibilité d’un public plus large. Si des réticences subsistent encore aujourd’hui au sein des masses, cette esthétisation de la matière brute et industrielle a désormais intégré la culture architecturale. Elle a, dans son mouvement rapide de propagation, à la fois ouvert notre perception à certaines propriétés de la matière et creusé un fossé entre ceux qui ont acquis cette culture et ceux qui l’ont rejeté. Le discours esthétisant est capable du meilleur, comme du pire. Nous terminerons par un dernier exemple donné par Leach dans sa traque à l’esthétisation. Il s’agit ici de travaux menés par un dénommé Lebbeus Woods dans un ouvrage intitulé « Guerre et architecture » , en réaction aux événements destructeurs de Sarajevo. Il propose, en envisageant le devenir urbain de la ville dévastée, une série d’interventions opérées sur des immeubles partiellement détruits, articulées autour de trois thèmes : l’injection, la croûte et la cicatrice. En plus de fournir une solution réparatrice aux désastres causés par la guerre, ces opérations sont définies par l’auteur comme s’opposant par essence aux formes organisées et hiérarchiques qui ont généré le conflit. Elles génèrent, dit-il, des « espaces libres », rompant avec les anciens modes de vie et de pensée, capables à eux seuls de révolutionner l’existence de leurs habitants. Cependant, ces solutions engagées et séduisantes cachent des aspects pour le moins douteux. Le premier, et le plus évident, concerne le rapprochement qu’opère Woods entre architectures partiellement détruites et corps mutilés. Si l’architecture devient un corps sur lequel implanter des prothèses esthétiques, un corps peut en retour être assimilé à un objet. Et pour que puissent être mises en place ces solutions séduisantes et prometteuses, il faut en passer nécessairement par les ravages de la guerre et par l’éradication des formes architecturales organisées et stables. Derrière un tel discours, on perçoit la fascination avouée de Woods pour la guerre et son esthétique, rappelant de manière évidente l’idéologie fascisante du théoricien futuriste Marinetti. La promesse d’un ordre nouveau, sur lequel tout le discours s’appuie, nous amène à un second aspect criticable, celui de vouloir nous faire accroire qu’il suffit de produire des formes architecturales nouvelles pour créer des conditions politiques et sociales meilleures. Un tel mythe est corollaire de celui développé plus haut associant environnement design et vie meilleure. Tout ceci est d’autant moins probable que, dans le cas de Woods, il y a négation du contexte social, politique et économique de Sarajevo. Son entreprise ne repose que sur une métaphore glissante, une fascination pour la guerre et l’expérience esthétique qu’elle est censée procurer, ainsi que sur un fantasme utopique fondé sur un mythe éculé. Reste des images au contenu graphique séduisant et la nouveauté trompeuse qu’elles mettent en scène. Encore une fois, l’architecture fait l’objet d’un processus d’esthétisation, basé sur une mise à distance métaphorique décontextualisante, doublée d’une fétichisation de l’image. A travers cette suite d’exemples ont été évoquées un certain nombre de stratégies opérant dans le processus d’esthétisation. Ce qui semble les caractériser, c’est la distance qu’elles instaurent entre les objets qu’elles manipulent et leurs référents. Images et concepts sont employés non plus pour ce qu’ils signifient littéralement, mais pour les connotations qu’ils introduisent dans le dispositif esthétisant. Ces dernières sont générées par deux types de procédés symboliques très proches procédant par connotation, l’allusion et la métaphore. Nous pouvons, sur le modèle de Nelson Goodman , proposer une formalisation leur fonctionnement symbolique. L’allusion se caractérise par l’établissement d’un court-circuit référentiel que l’on peut résumer ainsi : un objet A exemplifie (possède et fait référence à) des propriétés X un objet B exemplifie ces mêmes propriétés X alors l’objet A peut en venir à exemplifier des propriétés Y exemplifiées par B, par simple allusion aux premières propriétés X C’est précisément ce qui est à l’œuvre dans le discours des Smithson, dans lequel l’allusion à certaines propriétés de l’architecture vernaculaire méditerranéenne (simplicité, économie de moyens) permet à l’architecture brutaliste de s’approprier d’autres propriétés possédées par la première (qualités sensible, pérennité des matériaux traditionnels). La métaphore, quant à elle, consiste en un transfert de propriétés d’un système symbolique à un autre, et c’est lors de ce transfert que sont produites les connotations: un terme X est appliqué littéralement à des objets A et B si X est appliqué métaphoriquement à un terme C alors C peut alors faire référence à d’autres propriétés Y exemplifiées littéralement par A et B Ainsi, quand le terme « révolutionnaire » est appliqué au discours mis en avant par Venturi/Scott Brown/Izenour, il est susceptible de drainer avec lui des connotations métaphoriques empruntées au domaine politique auquel il fait littéralement référence (contestation, lutte sociale). Toutes ces connotations sont des propriétés acquises par des mouvements symboliques complexes qui, au final, nous apparaissent comme évidents. C’est sur cette évidence que repose leur pouvoir de séduction et de fascination, quand elles sont utilisées dans une visée esthétisante. Leur complexité profonde disparaît alors au profit d’une évidence de surface, occultant leur contexte d’origine et du même coup, leur contenu symbolique effectif. Si Leach s’en prend de manière si vindicative aux processus d’esthétisation, c’est pour mettre en évidence le fait qu’ils représentent potentiellement une menace pour la mission sociale et politique de l’architecture. Il faut néanmoins nuancer son propos quelque peu radical. Les images et les concepts constituent notre fonds culturel, et les procédés décrits ci-dessus sont la preuve de la richesse dynamique de nos systèmes symboliques. Leur utilisation, créative et renouvelée, est en soi une condition essentielle pour le renouvellement de nos représentations et de nos manières de percevoir. Il ne s’agit donc pas de proscrire de tels processus d’esthétisation de nos productions, ne serait-ce que parce qu’en eux réside une grande part de leur pouvoir de séduction et de persuasion. Mais il est indispensable d’essayer d’y voir clair, de comprendre leurs mécanismes pour pouvoir en user avec discernement. Et ceci, quoiqu’en dise Leach, demeure une tâche essentielle de la pensée critique.

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HervéGaff

19 novembre 2006 | Lien permanent | Commentaires (0)

Quotidien

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Par quotidien (que cela renvoie à la vie ou au monde qu'il qualifie), nous entendons tout ce qui, dans notre entourage nous est immédiatement accessible, compréhensible et familier en vertu de sa présence régulière. Cette portion de l'espace dans laquelle nous nous sentons en terrain connu peut être plus ou moins grande, plus ou moins solide, aller du "chez soi" au pays natal tout entier, mais elle se présente toujours avec les traits d'une affinité intime. Est quotidien, par exemple, la façon de faire son lit, le trajet habituel jusqu'à son lieu de travail, les conversations ordinaires au café, la manière de saluer ses voisins dans la cage d'escalier, un certaine pratique spontanément naturelle du monde ambiant, bref, comme l'indique son étymologie latine (quotidie désigne en latin ce qui arrive tous les jours), tout ce qui se répète jour après jour. La répétition dans le temps (habitudes, coutumes, traditions, etc.) et dans l'espace (endroits familiers, le chez soi, les parcours habituels) définit donc en première approximation le quotidien. "Le quotidien, c'est tout ce qui, jour après jour, se produit par avance et sans cesse nouveau". Il est le cours régulier des choses, ce qui arrive couramment dans le monde sans poser de problème et est accepté pour cette même raison comm indiscutable. On voit ici que le quotidien ne désigne pas la qualité particulière d'une chose, ou sa valeur intrinsèque (comme l'adjectif oridinaire peut le faire), mais simplement son mode de manifestation. C'est le domaine de l'expérience habituelle, de ce qui se reproduit et est reproductible. A ce titre, le terme de quotidien n'implique aucun jugement de valeur sur le fait qu'il qualifie. Un agenda quotidien est celui sur lequel je reporte chaque jour des informations utiles pour la conduite de ma vie; un agenda oridinaire est un agenda qui ne possède rien de remarquable. C'est la raison pour laquelle, d'un point de vue phénomènologique, nous préférons employer le terme de quotidien pour qualifier le monde de la vie. Parler d'ordinaire implique en effet déjà une prise de position axiologique qui dépasse la simple description du mode de donation du quotidien lui-même.

Comme ensemble de toutes les choses qui se produisent régulièrement, le monde quotidien représente donc le monde qui est déjà là, qui a précédé toute initiative personnelle. "Vivre quotidiennement, souligne Blanchot, c'est se tenir à un niveau de la vie qui exclut la possibilité d'un commencement, c'est-à-dire d'un accès". Car le monde quotidien n'est pas seulement un monde qui nous est "donné" mais, comme le dit Husserl, un monde qui nous est "prédonné" (vorgegeben), à savoir qui nous est donné avant même toute donation de quelque chose en particulier dans la perception ou l'action. Le monde quotidien apparaît donc comme un monde incréé, un monde qui a toujours existé, car "l'idée de création est irrecevable, quand il s'agit de rendre compte de l'existence telle que la porte la quotidienneté." Face à tout événement qui surgit, le monde quotidien possède ainsi "le droit du premier occupant". Il est toujours déjà là, "pré-donnéité" (Vor-gegebenheit) essentielle de toute expérience. La quotidienneté est le fait primitif de toute expérience humaine, la réalité commune et ordinaire en deçà de laquelle il n'est pas possible de remonter. Appartenant à cette structuration passive de ce qui se fait en nous sans nous, le monde quotidien ne peut lui-même être modifié par la seule action d'une volonté singulière. Monde qui précède toutes les résolutions, il est aussi celui qui, de par son insondable aplomb, les déboute par avance. Je ne choisis pas de vivre quotidiennement, ni même d'ailleurs de vivre en dehors du quotidien. La vie quotidienne, avant même que j'adopte un style de vie quelconque. Elle fonde mon être-au-monde dans lequel je suis plongé dès ma naissance. Institution sans instituant, et pour cette raison plus originelle, plus forte que toute institution instituée, l'Urstiftung du monde quotidien est inaccessible à la décision. Je ne peux qu'accepter cette donne originelle du monde, cette distribution familiale, sociale, nationale des choses et des faits, et il n'est pas dans mes cordes de pouvoir tout d'un coup renverser la quotidienneté elle-même par je ne sais quel désir de changer le monde de la vie. Non seulement nous ne choisissons pas de venir au monde, mais nous ne pouvons pas non plus choisir d'être au monde sur un mode extra-quotidien. Que je le veuille ou non, que je le bénisse ou le maudisse, le quotidien constitue depuis toujours la toile de fond de mon existence et vouloir contredire ce fait tenace, c'est s'exposer à être délié de toute situation pour, dans l'arrachement au monde, flotter dans le ciel sans consistance de la pure vélléité.

Selon cette définition préliminaire, on comprend que, à partir du moment où ses manifestations récurrentes l'inscrivent dans l'ordre des choses, l'événement le plus exceptionnel devient peu à peu quotidien. Rien ne résiste à la familiarisation quotidienne, pas même l'extraordinaire ou le miraculeux. Avec le temps, elle engloutit tout. Le quotidien désigne donc tout ce qui, dans le monde, apparaît sous la forme de la répétition habituelle. A l'opposé des événements singuliers il s'étale dans le fréquent et le commun. Le quotidien, c'est tout ce qui se quotidianise et est quotidianisé. Ce n'est pas seulement un "cadre de vie", habituel et connu, mais une force constitutive qui assimile tous les faits et leur procure un style homogène et commun. Le quotidien est tout autant dans les choses ordinaires que dans ce qui les rend telles. On ne comprend pas ainsi la spécificité de la vie quotidienne - le flou et l'inconsistance particulière qui la caractérisent - si l'on oublie de voir les problèmes fondamentaux auxquels elle a affaire et qu'elle doit résoudre sans plus tarder.

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Bruce Bégout, La découverte du quotidien, Editions Allia, Paris 2005 page 37.

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Bruce Bégout a notamment écrit Zéropolis, une description décapatante de l'univers de Las Vegas, "notre horizon à tous".

14 septembre 2006 | Lien permanent | Commentaires (4)

Extraits de la leçon inaugurale de Christian de Portzamparc au collège de France

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Cherchant à dire ce qu'est l'architecture, ce qu'elle transforme, cherchant à cerner quel est le territoire de la pensée qu'elle soulève, je voudrais évoquer tout ce vaste champ qui nous est accessible et s'ouvre à notre regard sur la surface de la Terre... Là où nous sommes apparus, là où nous marchons, respirons et oeuvrons. Ce champ qui nous rend visibles toutes choses, celles qui étaient déjà là et celles que nous produisons, nos habitats, nos objets, nos millions d'objets disséminés sur les plaines au milieu des arbres et des fleuves. Tout cet espace que nous modelons sans cesse, ce milieu sensible, transformé, produit par l'homme sur la planète, est un artefact, un double artificiel de la nature, fait pour nous servir. Et il nous échappe de plus en plus. C'est un révélateur du monde honnête, implacable même s'il faut savoir regarder. Pour moi c'est bien cette production, ce dialogue incessant de l'homme avec son milieu qui définirait notre intérêt pour l'architecture.

Je n'envisage pas l'architecture comme pensée sans comprendre cette condition urbaine élargie dans son entier. Toute architecture engage une vision de la ville qui dépasse le bâtiment exécuté, et dans presque toute situation une architecture suppose ou contredit, consciemment ou non, un modèle d'agrégation urbaine. Imaginer l'architecture autrement, c'est réduire sa portée sociale, historique et culturelle. Je vois la ville comme immense accumulation de bâtis, de réseaux, de voies rapides, de ponts, de jardins, de réservoirs, de véhicules, de stockages, de décharges, de gigantesques boîtes ou lieux de commerce et de distraction. Cette ville n'est pas seulement en transformation constante et retardée, elle est un défi, elle a explosé, on le sait, elle accueillera 3 milliards de personnes l'an prochain, soit 50 % de la population mondiale, et d'ici à 2030 les citadins devraient être près de 5 milliards. Ce phénomène génère une situation de crise chronique, une inadaptation massive des lieux, des structures à la vie. Ce thème, qui pourrait s'appeler celui de la crise vitale de la ville contemporaine, est devenu un leitmotiv, une définition de l'ère moderne qui fut énoncée, dès 1925, par Le Corbusier et devint le point de départ de son aventure intellectuelle.

Il n'y a pas une seule vérité en architecture. Il suffit aujourd'hui, lors d'un concours d'architecture, de regarder les projets proposés. Nous sommes frappés de découvrir que face à un problème complexe, précisément posé, conditionné par les mêmes facteurs, il peut y avoir plusieurs bonnes réponses. Rien ne se ressemble. (...) L'incertitude est la vérité. Elle entoure tout projet d'architecture. Les bons architectes se sentent responsables de ce qu'ils ont fait d'un programme et d'un site. L'artiste n'a pas de comptes à rendre - l'architecte si. Certains pensent qu'ils ne sont responsables que devant celui qui les paye. Défaut grave d'éthique, ou de passion... Car la responsabilité dont je parle, nous ne la vivons pas comme un lourd fardeau que nous assumons avec un bel altruisme ; il y a certes de l'engagement civique, politique, mais il y a aussi la passion du jeu créatif, de la vie, de la ville et je vais employer un mot qui est un tabou : de la beauté. Et, de plus en plus, les promoteurs, face à des sites et à un environnement sensible et au questionnement redouté du public, commencent à considérer que l'architecte doit être le garant de cette responsabilité civique.

A l'époque moderne, et j'appellerai l'époque du mouvement moderne celle du XXe siècle, il y avait une doctrine, comme à toutes les époques antérieures, qui par périodes successives ont eu leur style admis par tous. Aujourd'hui, il n'y en a plus. C'est le trait majeur de notre nouvelle modernité : il n'y a plus de doctrine partagée. Il n'y a plus de conventions, de méthode, de style légitime d'époque. A l'ère de la technique et après toutes les visions déterministes du monde qui l'ont fait advenir, le maître d'oeuvre du bâtiment, enlacé d'un corset de règlements et de normes, est absolument libre sur toute la Terre de suivre son idée, son caprice, son génie ou son ignorance sans qu'aucun modèle désigné et aucune autorité ne puissent atténuer ce vertige. N'est-ce pas magnifique ! c'est aussi très problématique. Certes il y a des explications, des présentations devant des associations d'habitants, des avis, des refus donnés par des commissions qui sont certes nécessaires. Mais on sait comment Churchill définissait le chameau : « C'est un cheval dessiné par une commission. »

(...) La production du bâti répond à un marché important et n'a pas l'angoisse de la page blanche. A-t-elle besoin de l'architecte ? Pratiquement non. Les plans d'une grande part de ce qui se construit dans le monde depuis cinquante ans sont faits par des bureaux techniques où il n'y a pas à proprement parler d'architecte au sens où j'ai parlé de celui qui se porte responsable devant la collectivité et l'esprit du temps. La construction courante mondiale reproduit depuis quelques décennies des formules rentables ; elle étale le plus souvent, couche après couche, ce que Rem Koolhaas, sous le titre « junk space », a caractérisé comme des sommes de décisions non prises. La machine productive, en effet, avance toujours. (...) Et la croissance des villes s'est poursuivie, chaque décennie apportant ses contradictions, ses nouveautés, et se heurtant aux précédentes. Pourquoi l'agrégation ne se fait-elle plus facilement ? Est-ce l'esprit de géométrie ou l'esprit de finesse qui a manqué ? Je suis de ceux qui pensent que c'est le second. Mais c'est surtout le temps, le temps pour les idées de mûrir. Dans un premier temps ces appels de l'architecte ont permis de préparer les esprits et les méthodes. Les efforts de planification, de production ont été considérables et ils ont répondu à des besoins urgents. Mais la réalité a résisté. Avec la ville, le rêve de la technique s'est heurté à un obstacle spatial, social et matériel.

Il y a une crise latente avec l'espace humain, une incessante inadaptation. Un retard ou un laissé-pour-compte ? Parler de cette crise, après les événements du mois de novembre, fera penser à son enjeu, et invitera à rappeler qu'il n'est pas tout entier spatial comme a semblé l'imaginer Le Corbusier, l'espace étant tout de même, in fine, une preuve, ce par quoi ça se concrétise : là où ça se voit et s'exprime violemment. Cette crise incessante, en évolution, semble définir notre condition moderne, avec ses thèmes en échos, les croissances ultrarapides des mégapoles, celles ahurissantes des villes chinoises, la menace sur le climat et sur l'eau. (...)

L'architecture dit le temps. Et j'entendais, dans cet échange de discours, à quel point cette signification, cette vision qu'elle donne du temps est sa raison d'être. « Ça fait très années 1930 », « c'est XIXe », « il y a un côté égyptien », entend-on dès qu'il s'agit de style ; « style », c'est justement le mot que les modernes ne voulaient plus entendre. L'architecture est l'enjeu d'une lutte constante qui passe du théâtre de la raison à celui du goût, de la passion égoïste au sacré. On sent que les querelles des Anciens et des Modernes n'ont rien de frivole. Secrètement, la question est de savoir si, au-delà de la mort, nous nous reconnaissons un destin commun.

Dans le milieu des années 1960, en opposition à l'esprit de l'Ecole des beaux-arts, nous étions épris de méthode et de savoir, et il nous semblait que la doctrine en vigueur, le fonctionnalisme, devait être moins primaire et qu'il fallait la pousser plus loin. Obsédés d'objectivité, nous nous méfiions à ce moment-là de l'art et du talent individuel. La doctrine fonctionnaliste, son esprit de simple réponse aux besoins dans l'honnêteté de la vérité technique correspondait bien à l'époque. Elle était en phase avec l'industrie. Le credo fonctionnaliste avait été une rhétorique de combat, il avait donné à l'architecture un nouveau rôle dans l'ère de la technique et grandissait cette dernière en rejetant les masques décoratifs et ce qui avait été appelé les « pâtisseries viennoises ». (...)

Les premiers modernes avaient tranché : l'architecture ne serait plus un décor ajouté. Elle serait la révélation de la beauté technique. Et la simplicité d'une poutre de métal, d'un voile de béton et d'une géométrie constructive restait notre sol sensible. La vérité et la beauté de la construction, c'était bien, mais était-ce tout ? La vie, comment imaginer la vie ? Pouvait-on évaluer les causes spatiales de l'angoisse et les effets des mauvais espaces, devait-on inclure dans le programme le rêve ou l'impalpable sensation d'intimité au milieu de la foule que procurent certains lieux ? Est-ce que le beau pourrait s'écrire ? Et l'art des surprises au long d'un parcours ? Et le schéma mental subtil selon lequel on s'approprie une ville, pouvait-on le saisir seulement par l'écrit sans qu'il ne s'appauvrisse ?

(...) Je parlais de cet effet de présence du bâti évidente et muette, par lequel il échappe d'abord au langage si on veut l'appréhender. Et c'est l'espace, et non le langage, qui me revenait, comme le propre de l'architecture. C'est une notion qui reste d'une vaste généralité, d'une prodigieuse richesse sémantique et imaginaire : l'espace. L'architecture nous fait imaginer d'abord, sans effort, de l'espace. L'espace comme perception, comme vécu, n'entrait pas dans le langage admis alors dans l'ère technique. (...)

Jean-Jacques Rousseau écrivait qu'il regrettait la géométrie de sa jeunesse, avec ses raisonnements sur des figures, le progrès des mathématiques à son époque commençant à se passer de ces tracés pour privilégier l'analyse et progresser. Faire l'économie de l'épreuve sensorielle, s'affranchir de la gangue des sensations physiques, de l'illusion des sens, c'est l'invention du langage. Echanger le mot montagne contre l'épreuve du voyage jusqu'à la montagne pour la montrer, c'est plus qu'un gain de temps, c'est aller du concret singulier à l'abstrait universel et comprendre par un mot, une formule, un chiffre, c'est pouvoir ainsi mémoriser et combiner des informations. C'est la grammaire, ce sont les mathématiques, c'est l'informatique. Pour l'architecture, il faut voir pour connaître. Le médium « espace » semble avoir des performances de communication d'un autre monde. Lorsque je fais un projet d'architecture, je sais que je ne me sers pas systématiquement du langage. Des moments essentiels de la pensée se font sur des figures, des maquettes, des croquis, sans aucune formulation pour faire avancer cette pensée même si les étapes, après coup, sont partiellement explicables. L'architecture met donc bien en jeu, comme la peinture et la sculpture, une pensée qui ne passe pas par le langage ? Nous avons parlé beaucoup de cela avec Philippe Sollers dans un dialogue appelé Voir Ecrire (Calmann-Lévy, 2003). Au contraire, disait-il : « Plus j'écris, plus je vois. » Alors, y a-t-il une pensée visuelle ? Oui. Mais, sans le langage, elle n'existerait pas. Lorsque l'on cherche à créer un espace, on travaille sur des questions de perception. (...) Des mots nous ont été dits, qui nous ont aidés à percevoir des phénomènes subtils qu'il a fallu des générations pour reconnaître, puis à classer les perceptions et à distinguer les nouvelles qui reçoivent d'ailleurs des noms, le plus souvent utilisés pendant le travail. Avec l'espace nous entretenons une activité permanente dans laquelle on s'aperçoit que voir, percevoir, et nommer ne se séparent pas. La capacité sensorielle, réellement devenue consciente par la transmission, ne s'est développée, ne se développe que lorsque les phénomènes, les relations, les observations sont à un moment dites ou dessinées et mémorisées.

Les mots servent à voir ; encore faut-il qu'on le cherche vraiment. Et on a de moins en moins besoin de voir, la performance moderne d'information, le code, le réseau fléché nous invitant à ne pas voir, à ne pas spatialiser, à ne pas élaborer ce schéma mental classique.

Notre culture perd ici ce qu'elle gagne là. C'est au sein de ce processus général que l'on pourrait nommer « dé-spatialisation » que les sites, les programmes à construire, nous posent chacun leur question. Une question d'espace. Cette dé-spatialisation permet de comprendre en quoi, aujourd'hui, le fonctionnement logique et rentable des forces qui construisent une extension de ville de plusieurs millions de nouveaux habitants à Rio de Janeiro, le long de la mer, à Barra, a pu se faire en oubliant toute considération spatiale sur 14 kilomètres, et en préservant toutefois merveilleusement les lagunes et les manguiers. Le long d'une voie rapide définie par Lucio Costa il y a trente ans, on a zoné d'un côté ce qui est habitat ou bureaux, en condominiums fermés, et de l'autre ce qui est shopping. On ne sait jamais à quel endroit on est. A Barra, les habitants sont dans de grandes tours ou des maisons, ils ne peuvent rien sans voiture, ils ont Internet, ils ont aussi la plage sans fin. Mais, sur cette ligne si longue, dans cette partie immense de la ville poussée en quinze ans, on perd toute notion de distance. C'est là que, pour installer une cité de la musique, je l'ai alors élaborée comme un grand repère urbain. J'ai conçu la Cidade da Musica pour qu'elle soit visible de loin, comme une présence tutélaire flottant sur un jardin sur 200 mètres, et pour que depuis sa terrasse, à 10 mètres de hauteur, on découvre toute l'étendue de la ville. C'est l'idée d'un symbole public que la municipalité veut réaliser. (...)

Au contraire de la recherche de présence, de visibilité depuis l'extérieur, nous cherchons souvent dans la ville actuelle à apporter le calme, à préserver un sens de l'intériorité, à créer une oasis. Dans un contexte de bureaux et d'institutions de la Communauté européenne, pour les salles de concerts de la Philharmonie de Luxembourg, j'ai répondu à cela par une façade filtre, permettant de voir ou de ne pas voir à travers pour éviter la claustrophobie et donner un sens lumineux de l'espace intérieur avant d'entrer dans les salles de concerts. Un projet peut ainsi souvent se définir comme une invention pour répondre à une question de vie qui est un phénomène spatial, un facteur négatif, à transformer. (...)

Aujourd'hui plus que jamais, l'esthétique architecturale est de nouveau l'enjeu de la lutte entre deux aspirations. Celle qui est cherchée, le refuge dans les images du passé, est aujourd'hui, en douceur, de plus en plus répandue. Une certaine régression se porte bien. Il faut dire que les fenêtres sur l'avenir sont floues. C'est l'ambiance rassurante qui forme le cadre décoratif de beaucoup de nos institutions, ce passéisme d'Etat bien installé se double de son modernisme bâtisseur et inspirateur de renouveau car il y a l'autre aspiration : c'est celle qui par miracle a maintenu, de décennie en décennie, l'architecture en lui donnant sens parce que certain espéraient toujours d'elle quelque chose d'important. L'architecture doit produire des espaces heureux, certes, mais ce que l'on attendra d'elle à la fin, ce qui lui donnera sens, c'est qu'elle ouvre une route du temps.

Une architecture, surtout un projet public, est une petite utopie qui s'est réalisée, un morceau de futur qui est advenu aujourd'hui, à une époque où il n'y a pas de doctrine qui donne forme au temps. C'est ce que je ressens. Cette idée d'une petite route possible, à chaque fois, un nouveau chemin ouvert au temps. Rien de moins frivole que cette envie de savoir si nous aimons le même futur. En un temps où cet avenir nous est à peu près caché, c'est ce qui nous rend l'architecture importante.

CHRISTIAN DE PORTZAMPARC

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08 septembre 2006 | Lien permanent | Commentaires (0)

Un entretien d'Emmanuel Faye avec Brice Couturier et Alain Finkielkraut

Je publie ici la transcription d'un entretien de Brice Couturier avec Emmanuel Faye et Alain Finkielkraut. Il s'agit d'un extrait de l'émission Contrexpertise programmée par France Culture dans le courant du mois d'Aout 2005. 

Emmanuel Faye : Il y a une donnée entièrement nouvelle et qui vient du fait que, en Allemagne, sont parus 66 volumes sur 102 à paraître de la dite Gesamtausgabe. Et depuis peu d'années nous avons des cours absolument effarants, des cours hitlériens et nazis, que nous pouvons lire depuis peu de temps. Ni Lévinas ni Foucault ne connaissaient ces cours. Donc, à cet égard, par rapport à ce que disait Alain Finkielkraut, je lui dirais que ce n'est pas le passé que nous regardons mais c'est le présent et notre futur. C'est-à-dire, le risque c'est de se demander quelle sera l'influence de ces écrits actuellement en cours de parution alors même qu'ils vantent l'anéantissement total de l'ennemi "enté sur les racines du peuple". C'est quand même terrible. En 1934 Heidegger parle de la völlige Vernichtung soit d'anéantir totalement l'ennemi intérieur, "le débusquer dans le peuple".

Nous avons donc un ensemble de textes non encore traduits en français et c'est pour cela que dans mes recherches j'ai voulu donner à lire ces textes. J'ai un travail qui a duré de longues années et c'est pourquoi lorsque j'entends parler de paresse intellectuelle je peux sourire parce qu'il m'a fallu travailler quinze heures par jour, au milieu de mes séminaires sur Heidegger donnés à l'Université Paris X pour sortir ces textes. Alors que voyons-nous aujourd'hui? Nous voyons que, à mon avis, on ne peut plus dire, comme on pouvait peut-être encore le dire ily a 20 ans, qu'il y a un grand philosophe qui aurait écrit une oeuvre majeure, en 27, Etre et temps, pour ensuite se compromettre en 33. Je dirais plutôt qu'il y a un homme qui a volontairement tenté de compromettre toute la philosophie occidentale tout d'abord en exprimant, sous des termes d'apparence philosophique comme "vérité de l'être" ou "essence de l'homme" un contenu qui ne l'était pas. Et ensuite après la défaite nazie de 45 en faisant comme si toute la métaphysique occidentale était responsable de ce qui s'était produit de pire au 20° siècle.

Or la question maintenant est de savoir, et c'est d'autant plus important que ce texte, pour la première fois est au programme de l'agrégation pour l'an prochain, est de savoir si Etre et temps est une grande oeuvre indemne qui n'aurait rien de politique. En réalité lorsqu'on lit déjà dans Etre et temps les paragraphes sur la mort et l'historicité avec leur éloge du sacrifice du choix des héros du destin authentique du Dasein dans la Volksgemeinschaft - dans la communauté du peuple - et lorsqu'on sait par ailleurs, comme je l'ai montré dans mon livre les liens noués dans les années vingt par Heidegger avec des auteurs pré-nazis comme Baeumler qu'il veut faire en 28 son successeur à Marbourg, ou Rothacker ou Becker cela donne à penser que l'analytique existentielle de Etre et temps se meut déjà dans l'horizon d'un combat politique lié à la montée en puissance du mouvement hitlérien dans la société allemande. Or, en 33, dans les cours que nous pouvons lire depuis 3 ou 4 ans, en allemand, Heidegger lui-même affirme à ses étudiants, je cite que "le souci - le souci c'est le terme essentiel de Etre et temps - le souci et la condition pour que l'homme puisse être d'une essence politique." Voilà ce qu'il dit en 33. On peut condidérer que les cours ouvertement racistes et völkisch - conception raciale du peuple - de Heidegger depuis peu disponibles en allemand, et je l'espère un jour intégralement traduits en français pour que l'on voie vraiment ce qu'il enseignait sous couleur de philosophie. On peut dire que ces cours sont en quelque sorte la version völkisch et raciste de Etre et temps. C'est tout à fait comparable à ce que Carl Schmitt a fait lui-même, c'est-à-dire qu'il publie en 27 une première version du Concept du politique et, en 33, il publie une troisième éditon tout à fait différente où la dimension raciale du lien du peuple dans l'état est explicite. Evidemment ce n'est pas cette édition là qu'il va rééditer en 1962. Là on a un point trés important et toute la question est là. La relation de l'oeuvre de 27 et l'oeuvre et des cours aujourd'hui disponibles de 1933. Déjà à l'époque de Hugo Ott et de Farias on avait déjà vu l'intensité de l'engagement d'un homme. Aujourd'hui nous voyons que "l'enseignement philosophique" de Heidegger même était porteur en réalité d'énoncés comme ceux qu'on peut lire comme lorsqu'il parle, je cite "de conduire à la domination les possibilités fondamentales de l'essence de la race originellement germanique". Ou encore lorsqu'il reprend la question kantienne "Qu'est-ce que l'homme" pour en faire la question "Qui sommes-nous?" et répondre qu'il s'agit désormais de réaliser ce qu'il nomme une mutation totale dans l'existence de l'homme "selon, dit-il, l'éducation ou la vision du monde national-socialisme inculquée dans le peuple par les discours du Führer." Alors l'autre question qui se pose c'est qu'il s'agit des cours de 33-34. Est-ce qu'aprés 34, après la démission du rectorat est-ce que Heidegger s'éloignerait. En réalité il n'en est rien. Car nous avons maintenant à notre disposition tous les cours des années 39-42 et là j'ai découvert notamment dans un ensemble de textes sur Jünger paru l'an dernier en Allemagne (soit Sur Ernst Jünger, Tome 90 de la Gesamtausgabe) que Heidegger ne parle pas du tout à propos de Jünger du problème du nihilisme. C'est tout à fait autre chose qui l'intéresse. Ce qui l'intéresse à l'époque chez Jünger c'est la détermination d'une nouvelle race et la domination planétaire de cette nouvelle race. Et dans ces textes sur Jünger on a quand même des énoncés tout à fait graves. Par exemple Heidegger écrit que, je cite, "la force de l'essence non encore purifiée des allemands est capable de préparer dans ses fondements une nouvelle vérité de l'être. Telle est, dit-il, notre croyance." A plusieurs reprises il parle de sa "Glaube". C'est une croyance völkisch dans la supériorité d'essence du peuple allemand : vous avez donc des textes où il est constamment dans les années 40-42, ce sont les années où se prépare ce que sera la solution finale, (question) de l'être-race ou encore de la Rassegedanke, et il met en italique gedanke pour dire que c'est une pensée, cette pensée de la race qui, dit-il, "jaillit de l'expérience et de l'être comme subjectivité. Et, je crois, cette ontologisation du racisme dans le contexte des années 40-42 est plus grave encore que , s'il se peut, son hitlérisme des années 35.

Brice Couturier : Mais, Emmanuel Faye, est-ce que... évidemment on peut traquer les traces de soutien à tel ou tel aspect d'une idéologie totalitaire dans l'oeuvre d'un philosophe, d'un grand intellectuel. Aprés tout on a joué à ce petit jeu là avec Sartre quand on a ressorti ces fameuses déclarations de 52 sur le fait que le droit de critique en URSS de Staline était sans limite. Cela n'invalide pas le reste de son oeuvre. Et j'ai bien aimé l'expression "oeuvre indemne". La question se pose aussi du côté de Heidegger. Il y a peut-être un Heidegger d'avant 1945 et puis un Heidegger d'aprés. Il y a une critique heideggerienne de la modernité qui est ambigüe. Il semblerait qu'à un certain moment sous l'influence des thèses de Jünger sur l'essence de la technique que seule la figure du Travailleur pourrait maîtriser parce qu'il serait en accord profond avec elle à la différence du bourgeois humaniste qui en serait incapable. Heidegger a cru voir dans le nazisme le régime politique capable de cet accord profond. Mais aprés la guerre il est trés clair qu'il est devenu et vraiment sans ambiguïté critique de la modernité au sens où elle serait ce que j'appelerais une espèce de volonté intransitive, une volonté sans projet, bref le rêve de domination absolue par l'homme de la nature entendue cette fois comme une espèce de stock de pures ressources à la disposition d'une domination qu'il appelle, lui, "humaniste". C'est pour ça qu'on fait toujours la confusion y compris d'ailleurs le rédacteur d'un journal culturel , d'un hebdomadaire récemment qui se moquait d'ailleurs que Heidegger ait écrit cette Lettre sur l'humanisme qui est en fait une dénonciation de l'humanisme (qu'un dialogue avec Sartre)... humanisme entendu comme volonté de domination de l'homme sur la nature. Et on comprend bien comment ce type de pensée a pu en rencontrer et en nourrir d'autres venus de l'autre bord de l'échiquier politique. Et vous parliez de Satre, de Lévinas, de Foucault, de Derrida. Ce ne sont pas des imbéciles. Si ces gens ont utilisé, ont cru pouvoir utilisé la pensée de Heidegger pour critiquer notre modernité occidentale européenne c'est sans doute qu'ils sont trouvé qu'il y a des choses qui n'étaient pas entièrement compromises par le national-socialisme tout de même!... Alain Finkielkraut... oui... excusez-moi... je ne vous ai pas donné la parole... et après je redonnerai la parole à Emmanuel Faye.

Alain Finkielkraut : Ecoutez ... je crois... si vous voulez que Alexandra (... inaudible...) a raison le mot de juge ne convient plus. Le mot qui convient, hélas, c'est celui d'éradicateur (rires de Emmanuel Faye). Un mot sur Carl Schmitt. Deux mots sur Heidegger. (Je passe sur les phrases consacrées à Carl Schmitt).
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Quant à Heidegger : oui sa banqueroute est terrible et c'est Hans Jonas qui le dit le ralliement du penseur le plus profond de l'époque à la marche aux pas fracassants des bataillons bruns constitue une catastrophique débâcle de la philosophie. Reste à savoir en quoi si toute la philosophie est réductible à ce ralliement. Et bien, je dirais non notamment pour ce que vous avez dit de la technique. De quoi parlait Benoît XVI l'autre jour à Cologne de la religion comme bricolage? Et que nous dit Heidegger c'est que l'être aujourd'hui ne se montre que sous la forme de la disponibilité de la maniabilité et bien la religion elle luit, si vous voulez, dans le monde de la technique. La religion c'est aussi quelque chose qu'on bricole. C'est ce rapport là à l'être qui efface tous les autres. Voilà l'une des leçons de Heidegger qu'il faudrait méditer. Et puis, et là c'est peut être le plus important, Emmanuel Faye dit qu'il a passé quinze heures par jours et ça prouve qu'il n'est pas paresseux. N'empêche il cite cette phrase de Heidegger, en 47 je crois, sur l'extermination. "Des centaines de milliers meurent en masse. Meurent-ils? Ils périssent. Ils sont tués. Meurent-ils? Ils deviennent les pièces d'un stock de fabrication de cadavres. Meurent-ils? Ils sont liquidés discrétement dans les camps d'anéantissement?" Emmanuel Faye conclut que Heidegger veut priver les victimes des camps de leur propre mort. Cette conclusion est absurde. Heidegger utilise là le même vocabulaire que Hannah Arendt pour dire que dans les camps d'anéantissement il est arrivé quelque chose à la mort. Que la mort est devenue quelque chose d'inouie dés lors qu'elle a été conçue comme fabricatoin de cadavres. C'est l'expression même utilisée par Hannah Arendt dans le système totalitaire. Il a quand même pris acte de la portée historiale de cet événement... ça ne l'excuse ... ça ne l'exonère de rien. Mais voir cette prise en acte retournée contre lui pour aggraver encore le réquisitoire ça me donne à penser en effet chez les éradicateurs l'obscurantisme et l'allergie à la complexité le disputent à la mauvaise foi.

Brice Couturier : Alors Emmanuel Faye... "éradicateur"?

Emmanuel Faye : Je voudrais tout d'abord dire trés trés vite. Vous citiez, Brice Couturier, le cas de Sartre. Mais la grande différence entre Sartre et Heidegger c'est que... on ressort quelques textes très malheureux de Sartre que lui-même n'a pas réassumés trente ans après. Alors que là les cours nazis de Heidegger c'est lui qui a programmé l'édition de ces cours aujourd'hui. En 75, avant de mourir, il a fait le plan, en cent deux volumes de la Gesamtausgabe. Même Carl Schmitt, même Celine n'ont pas programmé la réédition de leurs pires écrits.

Brice Couturier : Mais Morand celle de son journal. Et il aurait du nous l'éviter.

Emmanuel Faye : Oui, je suis d'accord...absolument... Sinon, pour répondre à Alain Finkielkraut, les confèrences de Brême... c'est un texte terrible... que Heidegger n'a pas prononcé. Ce texte sur "meurent-ils"?... et il n'a programmé sa réédition qu'en 1994 en allemand et ce n'est pas encore traduit en français, ça n'a rien à voir avec ce que disent Adorno et Arendt. C'est tout à fait autre chose. Ce que Heidegger veut dire c'est que les victimes des camps d'extermination ne pouvaient pas mourir parce qu'il n'étaient pas dans leur essence des mortels. Derrière cela il y a la conception nazie de la mort comme "sacrifice de l'individu à la communauté". On trouve déjà annoncée déjà dans Etre et temps et célébrée par Heidegger en mai 33 dans son discours qui exalte Schlageter le héros des nazis [Alain Finkielkraut : "Ah! mon dieu!"] mort fusillé par les français en 26 pour, dit Heidegger, "mourir pour le peuple allemand et son Reich". C'est pour Heidegger mourir de la manière la plus dure et la plus grande. Mais ceux qui ont péri dans les camps d'anéantissement sont, dit-il, grausig Ungestorben, "horriblement non morts". Ils ne sont pas morts. Ils ne pouvaient pas mourir car ils n'étaient pas dans la "garde de l'être". Et là ce n'est pas les conditions effroyables de l'anéantissement nazi dans les camps que dénonce Heidegger. C'est le fait que ceux-là, ne mourraient pas de la mort des héros, ils n'étaient pas par essence dans la "garde de l'Etre". C'est, dans son jargon, il dit , je cite, "l'homme peut mourir si et seulement si l'être lui-même approprie l'essence de l'homme dans l'essence de l'être à partir de la vérité de son essence." Voilà ce qu'il dit dans les conférences de Brême. Dans ce passage, hein, celui qui n'est pas dans la garde de l'Etre, celui là ne meurt pas de la mort des héros, ne meurt pas vraiment... Il y a là une sorte de négationnisme ontologique absolument effroyable. (Alain Finkielkraut : "c'est délirant...")

Brice Couturier : Alain Finkielkraut je vous entends dire "c'est délirant". Il ne nous reste plus que trois minutes d'émission.

Alain Finkielkraut : Reportons-nous aux textes. Une interprétation comme celle-là, de Heidegger parlant de la fabrication de cadavres, ne dit pas que ces hommes là ne peuvent pas mourir parce qu'ils ne sont pas mortels. Il décrit un processus d'anéantissement inédit dans l'histoire. Voilà ce qu'il fait et il est absurde si vous voulez de vouloir projetter là-dessus une autre interprétation. Mais ça c'est l'allergie à la complexité... euh... l'oeuvre est réductible à la vie et la vie réductible au crime. Si vous voulez tout d'un coup il n'y a plus qu'une grande criminographie de Heidegger. Il est criminel dans tout ce qu'il dit même quand il a l'air de dénoncer le crime. Comment pouvoir, comment penser que Heidegger a pu dire des gens qui allaient mourir dans les camps d'extermination qu'ils ne pouvaient pas mourir parce que ce n'était pas des héros. Mais je veux dire aussi ignoble qu'on puisse penser que Heidegger fut, c'était un propos, une pensée totalement étrangère à son discours. Ou alors effectivement il faut lui mettre la camisole et pas simplement à lui mais à tous ceux qui continuent de l'enseigner parce que c'est, si vous voulez, l'horizon de la relecture de Carl Schmitt et de la relecture actuelle de Heidegger. Il faut expulser ces auteurs de l'enseignement. Ils sont dangereux. Bientôt on nous demandera d'étudier Heidegger et Carl Schmitt comme on étudie Mein Kampf. Voilà l'horizon devant lequel nous sommes placés. C'est une manière d'entrer dans le 21° siècle qui me paraît, si vous voulez, tout à fait détestable et inquiétant.

Brice Couturier : Je vous remercie Alain Finkielkraut. Emmanuel Faye une minute de... réponse.

Emmanuel Faye : Oui... je poursuis un séminaire critique sur Heidegger donc il ne s'agit pas du tout d'interdire son enseignement. Il s'agit de poursuivre un enseignement critique en lisant ses textes et je suis prêt à les lire et à les commenter dans un entretien beaucoup plus approfondi encore avec Alain Finkielkraut. Ce que je pense c'est qu'il faut quand même se rappeler les mots de Levinas tellement durs sur Heidegger... où il parlait de la cruauté, de la cruauté de cette séparation entre autochtones et étrangers qui venait du mythe de l'Etre. Et dans son entretien avec Sloterdijk je suis quand même assez consterné que Alain Finkielkraut laisse Sloterdijk dire en substance qu'il faut passer du paradigme de l'autre, qui est celui de Levinas, à celui de l'ennemi, qui est celui de Carl Schmitt. Or l'ennemi comment le traiter selon Heidegger? Il faut, dit-il, "l'anéantir totalement". Jamais un philosophe n'avait prononcé des paroles aussi meurtrières. Et en Allemagne vous avez d'autres auteurs comme Reinhard Linde, qui a publié récemment un livre sur la "pensée totalitaire" de Heidegger, qui parvient à des conclusions tout à fait proches des miennes... en France on ne veut pas encore lire ces textes... terribles...

Brice Couturier : Je vous remercie beaucoup Emmanuel Faye.

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14 juillet 2006 | Lien permanent | Commentaires (3)

L'hygiène du boucher. Texte de Tchouang Tseu.

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Penseur chinois, un des fondateurs du taoïsme, Tchouang Tseu vécut entre 400 et 300 ans avant Jésus Christ.

Voici un extrait de Principes pour nourrir sa vie ou L’hygiène du boucher. A méditer pour sa vie, pour l’art du croquis, pour le projet lui-même.

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Le cuisinier Ting était en train de dépecer un bœuf pour le prince Wen-houei. Wouah ! il empoignait de la main l’animal, le retenait de l’épaule et, les jambes arc-boutées, l’immobilisait du genou. Wooh ! le couteau frappait en cadence comme s’il eût accompagné la grande pantomime rituelle de la Forêt des mûriers ou l’hymne solennel de la Tête de lynx.

- Admirable ! s’exclama le prince en contemplant ce spectacle, je n’aurais jamais cru que l’on pût atteindre pareille virtuosité !

- Vous savez, ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant l’habileté technique que l’être intime des choses. Lorsque j’ai commencé à exercer j’avais tout le bœuf devant moi. Trois ans plus tard, je ne percevais plus que les éléments essentiels, désormais j’en ai une appréhension intuitive et non pas visuelle. Mes sens n’interviennent plus. L’esprit agit comme il l’entend et suit de lui-même les linéaments du bœuf. Lorsque ma lame tranche et sépare, elle suit les fentes et les interstices qui se présentent, ne touchant ni aux veines ni aux tendons, ni à l’enveloppe des os ni bien entendu à l’os lui-même. Les bons cuisiniers doivent changer de couteau chaque année parce qu’ils taillent dans la chair. Le commun des cuisiniers en change tous les mois parce qu’il charcute au petit bonheur. Moi, après dix-neuf ans de bons et loyaux services, mon couteau est comme neuf. Je sais déceler les interstices et, le fil de ma  lame n’ayant pratiquement pas d’épaisseur, j’y trouve l’espace suffisant pour la faire évoluer. Quand je rencontre une articulation, je repère l’endroit difficile, je le fixe du regard et, précautionneusement, je découpe. Sous l’action délicate de la lame, les parties se séparent avec un bruissement léger comme de la terre qu’on déposerait sur le sol. Mon couteau à la main,  je me redresse, je regarde autour de moi, amusé et satisfait. Après avoir nettoyé la lame, je la remets au fourreau.

- Merveilleux ! s’écria le prince, je viens enfin de saisir l’art de nourrir sa vie !

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Tchouang Tseu, Les Œuvres de Maître Tchouang, Traduction de Jean Lévi, Ed. de l’Encyclopédie des Nuisances, Paris 2006 page 31.

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Portrait de Tchouang Tseu.

27 mai 2006 | Lien permanent | Commentaires (0)

Idéalité formelle [principe formel] et projet selon Louis Kahn

Cette note, en cours de rédaction, est une explication "pas à pas" du texte de Louis Kahn intitulé Idéalité formelle et projet. L'expression est la traduction proposée dans la première édition française de Silence et lumière du titre de la transcription d'une émission radiophonique (Voice of America - 19 novembre 1960) elle-même intitulée Form and Design . Dans une deuxième édition le titre est ainsi traduit : Principe formel et projet. Ce correctif a eu notamment pour but d'éviter un contresens souvent fait à savoir que l' idéalité formelle était comprise comme relevant du registre de la forme. Pour notre part nous avons toujours compris idéalité formelle en tant que principe formel. Le contresens avait pour effet désastreux de conduire le texte de Kahn dans une contradiction puisque, précisément, l' idéalité formelle s'oppose au projet en ceci qu'elle n'a pas de forme. Le form américain ne signifie pas forme au sens de contour physique déterminé mais a une signification. voisine de idée. Design signifie par contre projet et, en ce sens, suppose la détermination précise et rigoureuse d'une forme. L'expression idéalité formelle correspond assez bien à l'expression américaine de form. On comprend cependant que celle de principe formel aide à éviter la confusion voire la manipulation "inconsciente".

Le texte de Kahn  en français est reproduit en noir tandis que l'explication et les commentaires le sont en bleu. Pour des raisons pratiques le texte est découpé en paragraphes numérotés.

Le laborynthe vient de recevoir, ce lundi 19 juin 2006, la version américaine du texte de Kahn. (Louis Kahn, Essential texts, Editions Robert Twombly, New-York/Londres 2003).

C'est pourquoi, progressivement, aux paragraphes correspondant au texte de Kahn en français seront ajoutés en plus petits caractères, les paragraphes correspondants du texte original en américain. Des remarques relatives à la traduction pourront ainsi s'ajouter au premier commentaire.

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1. Un jeune architecte vint me parler. "Je rêve d'espaces pleins de merveilleux. Des espaces qui s'élèvent et enveloppent de façon fluide, sans commencement, sans fin, faits d'un matériau sans joints, blanc et or. Quand je trace sur le papier la première ligne pour capturer mon rêve, le rêve s'affadit".

1b. A young architect came to ask a question. "I dream of spaces full of wonder. Spaces that rise and envelop flowingly without beginning, without end, of a jointless material white and gold. When I place the first line on paper to capture the dream, the dream becomes less".

---> Dans ce paragraphe d'envoi Louis Kahn met en scène le "drame de la création". Comment se fait-il, alors qu'en imagination les espaces rêvés sont "pleins de merveilleux", que la première ligne destinée à capturer le rêve l'affadit? Sommes-nous le jouet d'une sorte de "malin génie" qui vouerait toute esquisse à l'affadissement de ce qui apparaît en rêve extraordinaire et méritant par là même d'exister? La situation est d'autant plus dramatique que créer, en architecture et ailleurs, c'est vouloir que les choses imaginées comme extraordinaires, "merveilleuses", passent à l'existence pour enrichir notre vie sensorielle et spirituelle. Si la première ligne est "tueuse" tout se passe comme si le passage à l'existence du merveilleux était voué à l'échec. La situation est dramatique! Comment pouvons-nous nous dégager de ce qui constitue une impasse inadmissible au regard de la volonté même de création? Que faut-il faire pour que les lignes tracées parviennent effectivement à capturer le rêve et non à le détruire?

2. Voilà une bonne question. J'ai appris dans le temps qu'une bonne question a plus d'importance que la réponse la plus brillante. C'est la question du non-mesurable et du mesurable. La Nature, la nature physique est mesurable. Le sentiment et le rêve n'ont pas de mesure, pas de langage, et le rêve de chacun est singulier.

2b. This is a good question. I once learned that a good question is greater than the most brilliant answer. This is a question of the unmeasurable and the measurable. Nature, physical nature, is measurable. Feeling and dream has no measure, has no language, and everyone's dream is singular.

---> Louis Kahn est ici bon philosophe. Il s'agit de comprendre et le brillant des réponses - mais des réponses à quelles questions? - risque de nous éloigner de cette exigence. Les bonnes questions ne sont d'ailleurs pas tant des questions qu'on peut "éteindre" avec quelques réponses fussent-elles brillantissimes, que des questions qui font apparaître des choses supposées connues sous un jour nouveau. La bonne question est ici celle du "non-mesurable et du mesurable". Le drame du 1er paragraphe s'explique par le fait que la première ligne confronte le "non-mesurable" du rêve à la réalité physique, "naturelle", laquelle est nécessairement de l'ordre du mesurable. Le drame vécu par le "jeune architecte" s'explique parce que celui-ci méconnaît l'hétérogénéité du rêve et de la nature physique. Le rêve est sans mesure alors que la nature physique est mesurée. L'affadissement ne tient pas à ce que la mesure "rappetisse" la grandeur du rêve, mais à ce que toute mesure quelle qu'elle soit fait apparaître le rêve, non-mesurable, comme un mirage insaisissable et impossible à traduire dans la réalité physique.

Comment traduire le non-mesurable du "spirituel" - rêve, sentiment... - dans le mesurable de la nature physique - édifices, ensemble d'édifices?

Il demeure que, dans ce paragraphe, Louis Kahn affirme que "le sentiment et le rêve n'ont pas de mesure, pas de langage, et le rêve de chacun est singulier". L'affirmation mériterait à soi seul de longs développements. Soulignons pour l'instant l'hétérogénéité du rêve et du sentiment relativement à tout accord reposant sur le quantitatif et les codes. Comme tels le sentiment et le rêve "n'ont pas de langage". Nous savons pourtant combien la vie du sentiment et le rêve sont des sources de création artistique. Remarquons que l'art apparaît bien en effet comme suppléant au langage dés lors qu'il s'agit d'exprimer des sentiments et de donner forme au rêve. Nous nous souviendrons du mot de Nietzsche selon lequel l'art est un "rêve de rêve". Le fait que le sentiment et le rêve n'aient pas de langage signifient qu'ils constituent autant de vécus singuliers et incomparables. Ils sont protégés à la source de la standardisation par les codes. Si nous tenons à leur donner une forme il nous faut recourir à l'activité artistique. Il semble ainsi que l'art soit ce par quoi la singularité de chaque homme trouve la possibilité d'exprimer sa singularité.

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3. Cependant tout ce qui est fait obéit aux lois de la nature. L'homme est toujours plus grand que ses oeuvres parce qu'il n'arrive jamais à exprimer pleinement ses aspirations. Car s'exprimer en musique ou en architecture se fait par les moyens mesurables de la composition ou du projet. La première ligne sur le papier est déjà une mesure de ce qu'on ne peut exprimer pleinement. La première ligne sur le papier, c'est moins.

3b. Everything that is made however obeys the laws of nature. The man is always greater than his works because he can never fully express his aspirations. For to express oneself in music or architecture is by the measurable means of composition or design. The first line on paper is already a measure of what cannot be expressed fully. The first line on paper is less.

---> Louis Kahn renverse le point de vue d'abord pessimiste du JA (jeune architecte). La première ligne n'est pas tant un affadissement que la révélation d'une grandeur incommensurable de la vie spirituelle de l'homme. Au lieu de nous plaindre nous devrions éprouver de la satisfaction. Si "la première ligne sur le papier, c'est moins", c'est parce que la vie spirituelle c'est beaucoup plus. Elle est d'une grandeur incommensurable.

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4. "Alors", dit le jeune architecte,"que devrait être la discipline, que devrait être le rituel qui vous mènerait au plus près de l'âme. Car dans cette aura de non-matériel et de non-langage je sens l'homme".

4b."Then", said the young architect, "what should be the discipline, what should be the ritual that brings one closer to the psyche. For in this aura of no matérial and no langage, I feel man truly is."

---> Le JA doit représenter et mesurer des espaces, les définir, les caractèriser. Comment alors ne pas oublier la part de "non-mesurable"? Il s'agit d'un problème de méthode. Mais Kahn utilise le terme de rituel comme s'il s'agissait de se prémunir contre l'aspect routinier que peut prendre la méthode elle-même. Le "rituel" souhaité doit être à même de permette au JA de se recueillir en "son âme".

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5.Tournez-vous vers l'Intuition et détournez-vous de la Pensée. L'âme est dans l'Intuition. La Pensée est l'Intuition et la présence de l ' Ordre. L' Ordre, auteur de toute existence, n'a pas de Volonté d'Existence. Je choisis le mot Ordre au lieu de savoir parce que le savoir personnel est trop petit pour exprimer abstraitement la Pensée. Cette volonté est dans l'âme.

---> Le terme de pensée est utilisé dans deux sens opposés. Au premier sens la Pensée serait la pensée calculante et mesurante. Ce n'est pas la bonne définition. "La Pensée est l'Intuition et la présence de l' Ordre". L'Intuition est la faculté qui nous permet d'avoir une connaissance immédiate. Les philosophes, par exemple, parlent d' intuition sensible pour dire que nous avons une connaissance immédiate de la couleur et de la forme des choses vues; une connaissance immédiate de la température des choses senties etc. L'intuition, pour Kahn, n'est pas seulement sensible. Elle a une dimension intellectuelle. Nous pouvons, grâce à l'intuition, avoir une connaissance immédiate de ce que "veulent être les choses". Par Ordre Kahn entend ceci que ces choses dont nous avons la connaissance intuitive présentent certaines qualités d'organisation. Quand, plus loin, il définit l' idéalité formelle - principe formel - comme une "harmonie d'espaces bons pour une certaine activité humaine" il la définit comme un ordre, comme une "harmonie d'espaces bons"...

INTUITION : Intuition provient du latin intuitio qui désigne, dans la traduction que Chalcidius propose du Timée de Platon, l'image réfléchie dans un miroir. Le terme dérive du verbe intueri qui signifie "voir, porter ses regards" (tueri signifie "voir" et "garder, protéger", avec une connotation intensive - attentivement, fixement, admirativement, immédiatement, d'un seul coup -, et s'applique aussi bien à la vue au sens propre, celle des yeux du corps, qu'à la vue métaphorique par les yeux de l'âme. L'intuition est ainsi la vision directe d'un donné qui se présente immédiatement comme réel ou comme vrai, conjuguant dans la modernité une source cartésienne (clarté et évidence) et une source kantienne (objectivité de l'objet). (Vocabulaire européen des philosophies).

Pour Descartes, « Il n’y a pas d’autres voies qui s’offrent aux hommes, pour arriver à une connaissance certaine de la vérité, que l’intuition évidente et la déduction nécessaire » (XII° règle).
Jean Paul Sartre renchérit : « Il n’est d’autre connaissance qu’intuitive. La déduction et le discours, improprement appelés connaissance, ne sont que des instruments qui conduisent à l’intuition. »(Wikipédia).

6. Tout ce que nous désirons créer trouve son commencement dans la seule intuition. C'est vrai pour le savant. C'est vrai pour l'artiste. Mais je mis le jeune architecte en garde : s'en tenir à l'intuition loin de la Pensée signifie ne rien faire.

---> La Pensée, nous a déjà dit Kahn "est l'Intuition et la présence de l' Ordre". Je souligne la conjonction et. Elle est ici essentielle. L'intuition sans l' Ordre nous vouerait à rêver des espaces merveilleux sans aucune possibilité de trouver le chemin qui permette de leur donner une existence physique mesurable.

Nous pouvons résumer le raisonnement de Kahn de cette manière :

a) En ne considérant tout d'abord que la forme et le mesurable nous nous privons de pouvoir accèder au véritable commencement de l'architecture. Nous sommes condamnés à imiter des formes et à reproduire des systèmes standards de mesures.

b) Il ne faut pas hésiter à rêver "à des espaces pleins de merveilleux". C'est le domaine de l'Intuition qui est au commencement de l'architecture.

c) Mais la seule Intuition nous enferme dans la singularité du rêve. Comment pouvons-nous dans ce cas lui donner à la fois une existence matérielle (mesurable) et une existence sociale?

d) Il ne faut donc pas s'éloigner de la Pensée conçue par Kahn comme co-présence de l'Intuition et de l' Ordre.

7. Alors il dit : "Vivre et ne rien faire est intolérable. Le rêve a déjà en lui la volonté d'existence et le désir d'exprimer cette volonté. La Pensée est inséparable de la connaissance intuitive. De quelle manière la Pensée peut-elle pénétrer la création afin que cette volonté psychique puisse être plus exactement exprimée? C'est ma deuxième question."

---> Après la première question, qui est celle de la distinction entre le mesurable et le non-mesurable - le rêve est non-mesurable, c'est une singularité sans langage, alors que tout objet physique (une architecture par exemple) est nécessairement constitué par un ensembe de mesures : poids, dimensions etc - arrive la deuxième question. Elle est celle de la possibilité que la "volonté psychique", qui se trouve être du côté du non-mesurable, puisse s'exprimer sous la forme de réalités physiques mesurables. Nous allons le voir Louis Kahn est conscient qu'on ne peut passer directement du non-mesurable du rêve au mesurable de la réalité physique. Le rêve a certes une "volonté d'existence". Le rêve - non-mesurable - désire se réaliser dans des réalités physiques - mesurables. Mais sa singularité, qui permet de comprendre ce qu'est le "non-mesurable" et le "sans langage" constitue cependant un obstacle à la réalisation. Il faut que "l'esprit s'ouvre aux idées".

8. Quand le sentiment personnel est transcendé dans la Religion (pas une religion mais l'essence de la religion) et que la Pensée conduit à la Philosophie, l'esprit s'ouvre aux idées. L'idée de ce que peut être la volonté d'existence d'espaces architecturaux particuliers. L'idée est la fusion de l'âme et de l'intuition au plus intime de la relation de l'esprit et de l'âme, source même de ce qu'une chose veut être.

---> Kahn introduit ici une distinction entre âme et esprit. Nous dirons que l'esprit se définit par un ensemble d'activités comme l'intuition, l'imagination, le rêve. L'âme est ce par quoi, par l'exercice d'une religion et/ou la réflexion philosophique, l'esprit va au-delà du sentiment personnel et accède à l'idée. Ce paragraphe constitue un moment très fort dans le raisonnement de Kahn. Contre l'empire du calcul il a tout d'abord opposé le rêve et le sentiment. C'est en effet de ce côté là que se trouve la source du "bien être" de l'architecture. Mais le risque est alors de se trouver comme captif de singularités à partir desquelles nous ne saurions concevoir aucune réalité physique mesurable. Il faut réunir l'âme et l'intuition, l'âme et l'esprit : c'est "au plus intime de la relation de l'esprit et de l'âme" que se trouve la "source même de ce qu'une chose veut être."

Il y a deux grands moments dans le raisonnement de Kahn.

A. Dans un premier temps  il s'agit de retrouver le sens de l'architecture en dépassant la réalité physique mesurable. Il faut quitter la Pensée - la pensée calculante - et développer la vie de l'esprit : l'intuition, le rêve, l'imagination. Nous devons faire confiance à l'Intuition. Elle est "la présence de l'Ordre". (Cette idée d'ordre est complexe chez Kahn et nous y reviendrons).

B. Dans un deuxième temps, et pour ne pas être condamné à opposer de manière stérile la singularité du rêve à la raison calculante, il faut que l'esprit fusionne avec l'âme, qui est ce par quoi nous accédons aux idées.

A la première question, celle du mesurable et du non-mesurable, correspond - moment A - la nécessité de développer, de cultiver la vie de l'esprit et notamment l'intuition.

A la seconde question, celle de la possibilité, pour la volonté d'existence, de s'exprimer, de se "réaliser", correspond - moment B - la nécessité, par la religion et/ou la philosophie, de s'ouvrir aux idées. L'idée est ici une sorte de représentation spirituelle, "abstraite", de "ce que peut être la volonté d'existence d'espaces architecturaux particuliers". De cette manière, après nous être réconciliés avec l'intuition - contre la Pensée calculante - nous pouvons envisager de parvenir à exprimer la volonté d'existence "d'espaces architecturaux particuliers". Lesquels devront bien être mesurés! Mais ce ne sera pas la Pensée calculante qui décidera seule des mesures de ces espaces architecturaux particuliers. 

Nous pouvons ainsi faire le point.

- L'architecture est irréductible à des réalités physiques. Celles-ci ne sont que des concrétions de grandeurs d'espèces différentes. Elles relèvent du mesurable.

- Ces réalités sont en fait des artefacts, des produits spécifiques de l'activité humaine. Elles sont du rêve réalisé. Pour les comprendre il nous faut aller à cette source.

- Nous prenons alors connaissance d'une prémière région psychique celle de l'esprit. Par esprit il faut entendre ce par quoi nous nous livrons à certaines activités comme le rêve, l'imagination, le sentiment. Mais, là, nous faisons l'expérience de la singularité et du non-mesurable. Ce qui est à l'origine de l'artefact mesurable est du non-mesurable. Comment est-ce possible? Comment passer de l'un à l'autre?

- Nous prenons alors connaissance d'une seconde région, celle de l'âme. C'est par elle que nous nous élevons aux idées. Celles-ci sont aussi non mesurables que le rêve. Mais, à la différence du rêve, l'idée a une signification universelle. Elle est au fondement de la possibilité d'un accord sur la qualité architecturale. C'est par l'idée que des décisions peuvent être prises par l'architecte et ses clients en tant qu'elles feront autorité sur le mesurable. Mais, en tant que telle, elle ne relève pas du mesurable.

- Notons que la distinction entre esprit et âme est l'objet de nombreuses discussions philosophiques. (Voir plus tard âme et esprit dans le lexique). En anglais la discussion porte sur la différence entre spirit et saoul. (Il faudra vérifier plus tard si ce sont bien les termes utilisés par Kahn.)

---> Il s'avère que le texte américain ne fait mention ni de spirit ni de saoul mais de mind, de feeling, de thought et de psyche!

- En tout cas c'est à la fusion la plus intime de l'esprit et de l'âme que se trouve le commencement...

9. C'est le commencement de  l' idéalité formelle. L' idéalité formelle contient une harmonie de systèmes, un sens de l' ordre ainsi que ce qui caractérise une existence par rapport à une autre. L' idéalité formelle n'a ni forme, ni dimension. Par exemple dans ce qui différencie une cuiller de la cuiller, la cuiller caractérise une idéalité formelle avec deux parties inséparables, le manche et le bol. Une cuiller implique un projet spécifique fait d'argent ou de bois, grand ou petit, profond ou non. L' idéalité formelle est "quoi". Le projet est "comment". L' idéalité formelle est impersonnelle. Le projet appartient au concepteur. Le projet est un acte circonstanciel, combien d'argent on a, le site, le client, l'étendue du savoir. L' idéalité formelle n'a rien à voir avec les circonstances. En architecture, l' idéalité formelle caractérise une harmonie d'espaces bons pour une certaine activité humaine.

---> L'IF - idéalité formelle - "n'a ni forme ni dimension". Il faut être ici précis. L'IF peut s'exprimer comme un schéma formel. Mais un schéma de forme n'est pas une forme. Ici forme signifie très précisément un système de délimitations spatiales déterminées. Une forme, telle ou telle forme, est donc nécessairement une "concrétion" de grandeurs déterminées. Même si nous considérons une forme aussi générique que le carré il est nécessaire de spécifier à quelle échelle nous la considérons. Et cette échelle constitue une mesure. Ce carré de 9 mètres de côté n'a pas les mêmes mesures qu'un carré de 9 cm de côté. Ce sont ici deux formes différentes par leur échelle. Elle sont identiques par leur rapport interne - égalité des côtés et vérification du théorème de Pythagore - mais différent par leur échelle. De même des carrés de 9 mètres de côté différeront à leur tour par leur position dans l'espace et par la matière dans laquelle ils "s'expriment".

Nous pouvons dire que, pour Kahn, une architecture donnée A est toujours l'association d'une idéalité formelle et d'une forme, d'une form et d'un design (en anglais).

De manière abrégée, pour aide-mémoire :

IF + F ---> A

Toute architecture A est la conjugaison "expressive" d'une forme et de son idéalité formelle ou, si l'on veut, d'une forme et de son principe.

Mais cet énoncé n'aurait aucun sens si nous ne précisions qu'à une même IF peut correspondre une multiplicité de formes, de F.

Nous pouvons écrire ceci de la manière suivante :

A <---> IF (F1, F2, F3....Fn)

Il ne s'agit pas ici de sacrifier à un formalisme inutile mais, plus simplement, de visualiser aisément le fait qu'à une même IF peut correspondre une multiplicité de formes et de formes architecturales.

Pour qu'une forme  soit architecturale il faut qu'elle corresponde à une idéalité formelle (architecturale). Mais, à une même idéalité formelle, peuvent correspondre une multiplicité - une "infinité" - de formes.

Précisons, avec Louis Kahn, ce qu'est l'IF.

a) Elle contient une harmonie de systèmes. Par exemple, dans le cas de la cuiller, elle contient harmoniquement le système "bol" et le système "manche". Il s'agit ici d'un exemple élémentaire. En architecture une IF contient toujours des systèmes plus ou moins sous-entendus comme le système de l'étanchéité ou le système de l'isolation thermique. Mais les systèmes les plus caractéristiques sont ceux qui permettent de réaliser des usages. Nous verrons plus loin que l'IF "école" contient par exemple le système de la cafétaria...

b) Elle contient un sens de l'ordre. Ici ordre signifie ce qui est favorable à une activité humaine. Relève au contraire du désordre ce qui contrevient à l'exercice de l'activité, l'entrâve, le diminue, le pervertit voire l'empêche.

c) Elle contient ce qui caractèrise une existence par rapport à une autre. Dans le cas de la cuiller l'IF cuiller est ce qui rend compte du fait qu'une cuiller diffère d'un couteau, d'une fourchette... d'une automobile, d'une école etc. On devrait ainsi pouvoir définir de manière simple n'importe quelle IF. Un dictionnaire fondamental serait un dictionnaire des idéalités formelles, des IF. Un tel dictionnaire est aussi un dictionnaire des usages.

Petite méditation sur la cuiller.

Comment définir la cuiller en tant qu'idéalité formelle?

On peut tout d'abord la définir comme une harmonie entre le système du bol et le système du manche. La cuiller est une association permanente et stable entre un bol et un manche. Mais une louche est aussi une telle association. Il faut alors, du côté de l'ordre, préciser l'usage. La cuiller est l'association stable entre un bol et un manche permettant de transporter des matières liquides ou fluides vers la bouche et en vue de leur absorption. La louche est sorte de grosse cuiller permettant de transporter des matières liquides ou fluides de récipients en direction d'autres récipients. Mais ce qui fait qu'il y a une frontière nette entre la louche et la cuiller est bien que la louche n'est pas prévue pour rentrer en contact avec les lèvres. Le bol de la cuiller est quant à lui expressément prévu pour un tel effet. Ce sont les lèvres qui donnent principalement l'échelle au bol de la cuiller. Mais les récipients dans lesquels on puise les matières ainsi que les matières elles-mêmes modulent également cette échelle fondamentale. Il y a ainsi des cuillers à potage, des cuillers à dessert, des cuillers à café.

Il serait ainsi justifié de parler d' idéalité formelle de la cuiller à potage, de la cuiller à dessert etc. Mais toutes  ces IF sont strictement de la même famille, de la famille de l' IF cuiller.

Mais une telle cuiller n'est précisément qu'une idéalité. Elle n'a qu'une existence abstraite, qu'une existence idéelle. "Une cuiller, écrit Louis Kahn, implique un projet spécifique fait d'argent ou de bois, grand ou petit, profond ou non."

Ainsi, dans ce sens, le projet est ce par quoi l'idéalité formelle se concrétise dans une forme particulière et selon des dimensions déterminées.

La "formule" plus haut peut alors s'écrire de cette manière :

IF + PR ---> F ---> A

Une idéalité formelle plus un projet donne une forme, donne une architecture. C'est une manière de parler elliptique. Mais elle permet de bien comprendre qu'au sens strict l'activité de projet ne rend pas compte de ce qui est réellement en jeu dans ce qu'on appelle la conception.

Dans les écoles d'architecture on parle de projet, d'enseignement de projet etc.

a) En un sens trés général projet désigne ce qui relève de l'anticipation d'une réalité architecturale. Faire un projet d'école, d'hôtel de ville etc.

b) Mais le terme de projet peut être plus précis et désigner une anticipation d'une réalité architecturale appelée à être réalisée. En ce sens le projet comprend nécessairement une évaluation des coûts, un calendrier d'exécution, des dimensions et des spécifications précises.

Kahn a une conscience aigüe du fait que le projet ainsi entendu peut entraîner les étudiants à se perdre dans les circonstances, dans le "mesurable" au détriment du sens, de l'usage, des attentes fondamentales que suscite l'architecture. Le projet est le comment du quoi. Et la question du quoi est celle de l' idéalité formelle.

Celle-ci reçoit une nouvelle définition plus synthétique :

"En architecture,l' idéalité formelle caractérise une harmonie d'espaces bons pour une certaine activité humaine". 

La simplicité des définitions kahniennes est un peu trompeuse. Non pas qu'il faille compliquer à loisir et inutilement! La simplicité de Kahn est celle de la profondeur. Il faut vraiment se concentrer sur ce qu'elles disent. Tous les mots comptent et il faut leur donner également tout leur sens.

L'IF est :

a) Une harmonie. C'est dire que l' IF est l'idée d'un multiplicité de choses "qui vont ensemble". C'est, par exemple, l'association du bol et du manche dans le cas de la cuiller. Il faut souligner le fait que l'IF est l'idée de plusieurs choses allant ensemble et dont la relation elle-même est bénéfique. Ce qui est bénéfique dans le cas de l'IF cuiller c'est précisément l'association du bol et du manche. Comme le disait le penseur chinois : "Chercher l'harmonie, c'est comme faire de la soupe. L'eau, le feu, le vinaigre, la sauce soja et les prunes vont de pair pour mijoter le poisson ou la viande. Dans la préparation d'une soupe appétissante et délicieuse, le chef doit mélanger harmonieusement tous ces ingrédients. En cours de route, il ajoute un peu de ceci et un soupçon de cela pour arriver à la perfection des saveurs et de la texture. " Ce qui compte c'est bien l'idée qu'on augmente le plaisir et la satisfaction par l'association harmonieuse d'une pluralité d'éléments.

b) D'espaces. Les "choses" qui sont associées pour le mieux, "harmoniquement", sont des espaces. Cette idée d'espace est importante. L'activité humaine ne se définit pas uniquement par l'usage de certains objets : meubles, machines, outils, appareils... Les usages se déploient selon ce qu'on pourrait appeler des schèmes spatiaux. Le lit, par exemple, ne définit pas la chambre en tant qu'espace. Il n'est qu'un élément de cet espace. Qu'est-ce que l'espace "chambre" d'un point de vue architectural? Le pire serait de considérer la chambre uniquement comme une boîte contenant un lit.

c) Bons pour une certaine activité humaine. Ces espaces sont réfléchis en tant que bons pour telle ou telle activité humaine déterminée : lire et étudier, apprendre, vivre en famille, faire de la recherche scientifique etc. La méthode kahnienne - le "rituel kahnien" - exige qu'on se concentre particulièrement sur la signification des activités humaines fondamentales. On ne peut penser à ces activités sans évoquer des espaces correspondants.

10. Réfléchissons alors à ce qui caractérise abstraitement la Maison, une maison, le foyer. La Maison est le caractère abstrait d'espaces bons à vivre. La Maison est l' idéalité formelle, dans l'esprit d'émerveillement elle devrait être là sans forme ni dimension. Une maison est une interprétation circonstancielle de ces espaces. C'est le projet. Pour moi la grandeur de l'architecte dépend de sa capacité à concevoir ce qu'est la Maison, plutôt que de son projet d'une maison qui est un acte circonstanciel. Le foyer c'est la maison et ses occupants. Le foyer devient différent avec chaque occupant.

---> L'expression clef est celle-ci : "La Maison est le caractère abstrait d'espaces bon à vivre". La "grandeur de l'architecte" dépend de sa capacité à comprendre et à concevoir ce qu'est la Maison en tant qu'espaces bon à vivre. Le caractère "abstrait" de tels espaces constitue une constante et possède une valeur universelle. Qu'est-ce que vivre? Qu'est-ce que bien vivre? Que doivent être les espaces où le  bien vivre est favorisé? Quelles relations peut-on envisager entre l'espace et le bien vivre? La pensée même du bien vivre n'implique-t-elle pas en effet quelque chose de l'espace? L'idée de Kahn est que les variables circonstancielles qui influent sur le projet n'entament pas, ou ne doivent pas entamer l' idéalité formelle. Les goûts particuliers du client eux-mêmes modulent le projet mais laissent ou doivent laisser intacte l' idéalité formelle.

11. Le client pour lequel on conçoit une maison décide des espaces dont il a besoin. L'architecte crée des espaces d'après ces zones nécessaires. On peut aussi dire que cette maison créée pour cette famille particulière doit pouvoir être bonne pour une autre. De cette façon le projet reflète sa fidélité à l' idéalité formelle.

---> Moment clé, quelque peu paradoxal et souvent mal compris ou mal reçu. Le paragraphe énonce comme un test de validité architectural. Si tel projet particulier est fidèle à l'IF correspondante alors il est également bon pour d'autres personnes. Ou, sous une forme plus évaluatrice, si des personnes différentes sont satisfaites d'un même projet - lors même, par ailleurs, qu'elles pourraient le vouloir différent - c'est que ce projet est fidèle à l'IF correspondante et, à ce titre, possède une valeur architecturale. Ce qui doit guider le travail architectural - son rituel - c'est la fidèlité à l' idéalité formelle.

Imaginons une famille qui, pour des raisons qui peuvent tenir compte de contraintes budgétaires, préfére des "petits espaces". Si l'architecte est persuadé que le projet final est fidèle à l'IF alors le projet sera bon. Une autre famille, expérimentant ce projet, le trouvera également excellent quand bien même aurait-elle le moyen de vouloir de "grands espaces". Cet exemple est pertinent car l'architecte est souvent placé dans de telles situations. S'il accepte de faire une maison dans une parcelle étroite il devra s'assurer que le projet final est fidèle à l'IF Maison.

Nous pourrions nous représenter cette condition sous la forme d'un schéma où un cercle représenterait l'IF alors que le projet le serait par une figure variable disposée autour de ce cercle. Toutes les figures qui ne remettent pas en cause l'IF sont acceptables.

Nous pourrions dire les choses de cette manière : tous les types traditionnels de maison, en tant qu'ils satisfont à l' idéalité formelle Maison, prouvent par l'hospitalité leur validité architecturale. Des voyageurs ont célébré par exemple la maison japonaise, la maison arabe voire, dans des conditions climatiques extrêmes, l'igloo esquimau ou la hutte pygmée.

Il est entendu cependant que ce qu'on appelle aujourd'hui "maison" tient compte des normes modernes de confort. Mais "la Maison" étant "le caractère abstrait d'espaces bons à vivre", ce caractère doit pouvoir se retrouver dans toutes les circonstances. Cela même représente une condition de ce qu'est l'architecture. Nous pouvons la formuler de cette manière : quelles que soient les circonstances la conception architecturale de la maison consistera à créer des espaces bons à vivre.

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16 mai 2006 | Lien permanent | Commentaires (3)

Les 17 points de Théo van Doesburg

Dans le numéro d'automne/hiver 1925 de l'Architecture Vivante "Théo van Doesburg définit de façon systématique les règles de la nouvelle esthètique architecturale. Il énonce 17 principes que l'on peut résumer de la manière suivante :

1. Bannir l'illusion d'une forme a priori.

2. Partir des éléments (masse, lumière, matériaux, plans, temps, espace, couleur...)

3. Utiliser les moyens les plus essentiels.

4. Synthétiser les exigences pratiques.

5. Laisser l'architecture se développer de façon informelle.

6. Réaliser le monumental.

7. Vaincre le trou de la fenêtre et activer toutes les surfaces.

8. Supprimer la dualité entre intérieur et extérieur.

9. Ouvrir l'architecture sur l'espace général.

10. Unifier l'espace et le temps.

11. Intégrer la 4ème dimension de l'espace-temps.

12. Ne pas comprimer les espaces dans un cube fermé.

13. Remplacer la symétrie par l'équilibre des parties inégales.

14. Développer une plastique polyédrique dans l'espace-temps.

15. Supprimer les tableaux illusionnistes au profit des plans colorés.

16. Lutter contre tout décor.

17. Faire de l'architecture une synthèse de la construction plastique.

[...] La nouvelle esthétique architecturale préconisée par De Stijl se heurte de front à l'idéal classique qui persiste dans les années 20. C'est dans l'argumentation des principes 5 et 15 qu'apparaissent les raisons fondamentales de cette opposition : dans le développement du cinquième principe concernant le caractère informel de la nouvelle architecture, Van Doesburg nous explique que celle-ci "ne connaît pas un schéma a priori, un moule où elle verserait les espaces fonctionnels... Les divisions et subdivisions des espaces de l'intérieur et de l'extérieur se déterminent d'une manière rigide par des plans rectangulaires... on peut les étendre à l'infini de tous côtés et sans arrêt. Il en résulte un système coordonné dont les différents points correspondent à une même qualité de points dans l'espace universel..." [...] (L'architecture) doit renoncer à se mouler dans les "types" légués par la tradition sous peine de reconduire éternellement les significations périmées de l'ancien espace. C'est tout le système de lieux de l'architecture classique qui s'effondre ainsi dans la nouvelle vision."

Joseph Abram, Ecrire l'espace, écrire la modernité...

04 mai 2006 | Lien permanent | Commentaires (0)

Les trois genres d'architecture selon Gilbert Simondon

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La première étape consiste à emprunter à la nature des éléments majeurs tout constitués, le bloc de pierre en forme de table (dolmens), et surtout le tronc d'arbre, qui est l'essentiel d'un organisme développé dans des conditions de résistance à la pesanteur (équilibre) et aux vents (plus gros en bas que vers le haut, conformément aux lois des leviers) ainsi qu'au poids (plus gros en bas que vers le haut, pour cette même raison : le bas porte le haut et le milieu; le haut se porte seulement lui-même). De ces éléments, on peut faire au maximum un mur cyclopéen ou un arc de décharge, dans la construction; on peut aussi en faire une église de Norvège en bois debout, et finalement une maison à colombages, du type de celles de Moyen Age, augmentant de surface d'étage en étage lorsqu'on monte, comme beaucoup d'arbres. Ici, il n'y a pas de distinction radicale du portant et du porté : le bois debout, ou le bloc, dressé ou incliné, se porte et porte autre chose, de manière continue et "syncrétique".

Le triomphe de la continuité et du syncrétisme est représenté par la voûte : les éléments du centre (clef de voûte en particulier) sont entièrement portés, comme une toiture; la culée est uniquement portante (ou porteuse); mais la voûte est précisément un gradient continu des deux fonctions inverses, au moyen de la pression des voussoirs les uns contre les autres qui, mis à part la pesanteur, est la même pour tous les voussoirs.

La deuxième étape est celle de la disjonction du portant et du porté; pour l'Antiquité, ce fut le temple avec ses colonnes, tandis que les édifices de bas étage restaient le "fornix", l'édifice fait de voûte. Dans le style architectural ultérieur, ce fut le gothique, dégageant les colonnes, éléments porteurs purs, et repoussant vers  le haut la conclusion ultime des éléments porteurs, sous forme d'ogives, équilibrées de l'extérieur par les arcs-boutants ou butants. Quand la raison s'empare de cette disjonction, elle crée l'indépendance des éléments  auto-suffisants (porteurs), et c'est la conception cartésienne de la construction, transfert vers le haut de l'antitypie du certum quid et inconcussum, et transfert inverse vers le bas des poids des assises et, en plus, du poids des éléments porté (les combles). Aussi, la toiture s'efface dans le palais de l'époque classique, parce qu'elle n'est plus une charge : toute la rationalité du double transfert en sens inverse réside dans la muraille verticale c onstruite par assises, bases pour de nouvelles assises, et indéfiniment verticale si elle parfaitement équilibrée (exemple du collège des Jésuites de Poitiers, devenu l'actuel lycée de garçons).

Troisième étape : la synthèse nouvelle du portant et du porté, tout entière "artificielle" et sans emprunt à un élément préformé de la nature, comme le tronc d'arbre. C'est le cas des constructions métalliques (Eiffel : pont de Garabit, tour de l'Exposition), puis des constructions en béton armé. Le béton simple, connu des Romains, ne serait que comme la pierre : il pourrait travailler à la compression, non à l'extension. Le béton armé, contenant des barres de métal, devient capable de travailler à l'extension surtout lorsqu'il est précontraint; cela signifie qu'il renferme des tringles ou câbles d'acier qui, avant la prise du ciment, ont été tendus par des vérins et restent ensuite en extension élastique dans la masse, quand la prise est faite. Pour une poutre, ces éléments de compression élastique permanente sont placés plus bas que le centre, afin de disposer, sans amorce de fissure, d'un bras de levier efficace, au moment où la charge intervient. Avec de tels matériaux, il s'instaure une continuité nouvelle du portant et du porté, très diffèrente de celle de la voûte, parce qu'une voûte ne travaille qu'à la compression, et se rompt à l'extension. Les formes "nouvelles" qui peuvent ainsi être obtenues sont remarquables en ce qu'elles peuvent se rapprocher des réalités naturelles, d'une part, et être aptes à texturer la nature, d'autre part. Elles se rapprochent du schème des réalités naturelles, parce que les végétaux en particulier travaillent à l'extension (une branche est comme une poutre armée et précontrainte : les fibres); et aussi parce que de telles constructions peuvent s'ancrer en des minces espaces, sur un sol raboteux et inégal qui n'est presque pas modifié. Un pylône de ligne électrique à haute tension, malgré la charge qu'il porte et la poussée du vent qu'il subit (voir le déplacement des câbles au-dessus de la vallée) n'empêche pas les chèvres de brouter : il touche au sol par quelques dizaines de centimètres carrés, sur les dés en ciment. On ne créé pas pour lui une plate-forme, une espèce de forum pour une construction plénière : des jambages inégaux compensent l'irrégularité du sol.

Le troisième genre d'architecture, où fusionnent le portant et le porté, transfère au milieu cette fusion et cette synergie; il a rapport avec la nature comme avec un ensemble de points d'ancrage, et non comme avec un soubassement recouvert et étouffé.

Gilbert Simondon, L'invention dans les techniques, Traces écrites, Seuil, Paris 2005, page 129.

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02 mai 2006 | Lien permanent | Commentaires (79)

Fonction symbolique et coopération sociale (textes et documents)

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Dans le type de cas qui nous occupe à présent, la fonction ne s'accomplit elle-même que grâce à la coopération humaine [...].

Considérons par exemple une tribu primitive qui se met  construire un mur autour de son territoire. Le mur est un exemple de fonction imposée en vertu de la pure et simple physique : on supposera que le mur est assez grand pour retenir au-dehors les intrus et pour permettre aux membres de la tribu d'entrer. Mais supposons que le mur se transforme peu à peu, et que, de barrière physique qu'il était, il devienne une barrière symbolique. Imaginons que le mur se dégrade petit à petit, de telle sorte que la seule chose qui reste, ce soit une rangée de pierres. Imaginons alors que les habitants et leurs voisins continuent à reconnaître la rangée de pierres comme marquant la limite du territoire, et cela ait des incidences sur leur comportement. Par exemple, les habitants ne franchissent la frontière que dans certaines conditions, et les personnes extérieures ne peuvent traverser le territoire et y pénétrer que si les habitants l'acceptent. La rangée de pierres a désormais une fonction qui s'accomplit, non pas en vertu de la pure et simple physique, mais en vertu d'une intentionnalité collective. A la différence d'un rempart ou d'un fossé, ce qui reste de mur ne peut maintenir les gens au-dehors du seul fait de sa constitution physique. Le résultat est, en un sens très primitif, symbolique; parce qu'un ensemble d'objets physiques a désormais pour fonction dindiquer quelque chose qui le dépasse, à savoir les limites du territoire. La rangée de pierres remplit la même fonction qu'une barrière physique mais, si elle le fait, ce n'est pas en vertu de sa construction physique, c'est parce qu'on lui assigné collectivement un nouveau statut, le statut de marqueur de frontière.

J'aimerais que cette étape apparaisse comme un développement des plus naturels et des plus innocents, mais en réalité, ses implications sont immenses. Les animaux peuvent imposer des fonctions aux phénomènes naturels. Considérons, par exemple, les primates qui utilisent un bâton comme outil pour attraper des bananes qui sont hors de leur portée. Au demeurant, certains primates ont même développé des traditions de fonctions agentives qui se transmettent d'une génération à l'autre. C'est ainsi que le plus connu, Imo, un macaque japonais, se servait d'eau pour enlever le sable de ses pommes de terre, et finalement salait l'eau à la fois pour enlever le sable et pour améliorer le goût. Grâce à Ime, "aujourd'hui, écrit Kummer, laver des pommes de terre dans de l'eau salée est une tradition établie que les enfants apprennent de leur mère comme allant naturellement de pair avec le fait de manger des pommes de terre". Les textes d'anthropologie font régulièrement des remarques sur la capacité des humains à se servir d'outils. Mais la rupture vraiment radicale avec d'autres formes de vie est celle qui se produit lorsque des humains, par le biais d'une intentionnalité collective, imposent des fonctions à des phénomènes où la fonction ne peut s'accomplir par les seules vertus de la physique et de la chimie, mais exige une coopération humaine continue sous les formes spécifiques que sont l'identification, l'acceptation, et la reconnaissance d'un nouveau statut, statu auquel est assignée une fonction. C'est le point de départ de toutes les formes institutionnelles de culture humaine, et il doit toujours avoir la structure : X est compté comme un Y en C, comme nous le verrons plus tard.

(Notre but est d'assimiler la réalité sociale à notre ontologie fondamentale, celle que nous tracent la physique, la chimie, et la biologie. Pour ce faire, il nous faut montrer la ligne continue qui va des molécules et des montagnes aux tournevis, aux leviers et aux magnifiques couchers de soleil, puis de là aux législatures, à l'argent, et aux Etats-nations.)

John R. Searle, La construction de la réalité sociale, Gallimard, Paris 1998 page 59.

02 mai 2006 | Lien permanent | Commentaires (0)

Les commencements selon Alberti (1404-1472/Document)

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Au commencement, les hommes se mirent en quête de lieux propices au repos dans quelque région sûre; et, ayant découvert une aire commode et agréable pour leurs besoins, ils s'y arrêtèrent et prirent possession du site, avec la volonté que toutes les activités domestiques et privées ne se déroulent pas dans le même lieu mais qu'il y ait des endroits différents pour dormir, pour faire le feu et pour les autres occupations; là-dessus, ils commencèrent par réfléchir à la façon de poser des toits pour s'abriter du soleil et de la pluie; à cette fin, ils ajoutèrent des murs, en guise de flancs, pour supporter les toits, réalisant qu'ils seraient ainsi plus sûrement protégés contre les saisons froides et les vents glacés; enfin, ils ouvrirent dans les murs, de bas en haut, des portes et des fenêtres, non seulement pour accéder à l'édifice et s'y rassembler, mais aussi pour capter la lumière et la brise aux saisons propices, ainsi que pour chasser l'humidité et les vapeurs qui auraient pu se former dans la demeure. C'est pourquoi, quel qu'en fût à l'origine l'instaurateur - Vesta la fille de Saturne, les deux frères Euryalus et Hyperbius, Gellius ou Thrason, ou encore Tiphinchius le cyclope - , je pense en définitive que l'instauration des édifices connut ainsi ses premiers commencements et son ordre premier. J'estime qu'ensuite l'art d'édifier se développa du fait de l'usage et des techniques en inventant divers genres d'édifices jusqu'à ne plus connaître aucune limite ou presque. En effet, ces édifices sont publics ou privés, sacrés ou profanes, les uns destinés à l'utilité et à la nécessité, d'autres à l'embellissement de la cité, d'autres encore aux plaisirs saisonniers. Mais personne ne niera que tous dérivent des principes que nous venons de recenser.

Dans ces conditions, il est clair que la question de l'édification se divise tout entière en six parties : la région, l'aire, la partition, le mur, le toit, l'ouverture. Une fois ces principes parfaitement acquis, ce que nous allons dire deviendra plus aisément intelligible. Nous les définirons donc comme il suit.

"Région" signifiera pour nous l'étendue et la physionomie de la contrée environnant le lieu où l'on doit édifier; l'aire en sera une partie.

L'"aire" sera un espace précis et délimité du lieu, qui devra être entouré par un mur pour l'utilité de son usage. Mais ce terme d'"aire" viendra aussi à signifier, en quelque endroit de l'édifice qu'il se trouve, l'espace que nous foulons sous nos pieds lorsque nous marchons.

La "partition" divise l'aire de l'édifice entier en parties en aires plus petites, d'où il résulte que tout le corps de l'édifice est rempli d'édifices plus petits, tels des membres assemblés et ajustés en un seul corps.

Nous appelons "mur" toute construction qui s'élévera depuis le sol pour porter la charge des toits ou qui sera montée pour enclore les espaces intérieurs de l'édifice.

Nous appelons "toit" non seulement la partie supérieure et extérieure de l'édifice, qui intercepte les pluies, mais aussi, à juste titre, ce qui s'étend en largeur et en longueur au-dessus de la tête de ceux qui marchent : plafonds à solives, voûtes, coupoles, etc.

Nous nommons "ouverture" ce qui sert, partout dans l'édifice, à l'entrée ou à la sortie des hommes et des choses.

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Alberti, L'art d'édifier. (Seuil, Paris 2004, page 57).

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Le ciel de la Place Stanislas à Nancy.

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30 avril 2006 | Lien permanent | Commentaires (0)

La petite cabane rustique de Marc-Antoine Laugier (document)

Cabanerverbre_031bConsidérons l'homme dans sa première origine sans autre secours; sans autre guide que l'instinct naturel de ses besoins. Il lui faut un lieu de repos. Au bord d'un tranquille ruisseau, il aperçoit un gazon; sa verdure naissante plaît à ses yeux, son tendre duvet l'invite; il vient, et mollement étendu sur ce tapis émaillé, il ne songe qu'à jouir en paix des dons de la nature : rien ne lui manque, il ne désire rien. Mais bientôt l'ardeur du Soleil qui le brûle, l'oblige à chercher un abri. Il aperçoit une forêt qui lui offre la fraîcheur de ses ombres; il court se cacher dans son épaisseur, et le voilà content. Cependant mille vapeurs élevées au hasard se rencontrent et se rassemblent, d'épais nuages couvrent les airs, une pluie effroyable se précipite comme un torrent sur cette forêt délicieuse. L'homme mal couvert à l'abri de ses feuilles, ne sait plus comment se défendre d'une humidité incommode qui le pénètre de toute part. Une caverne se présente, il s'y glisse, et se trouvant à sec, il s'applaudit de sa découverte. Mais de nouveaux désagréments le dégoutent encore de ce séjour. Il s'y voit dans les ténébres, il y respire un air malsain, il sort résolu de suppléer, par son industrie, aux inattentions et aux négligences de la nature. L'homme veut se faire un logement qui le couvre sans l'ensevelir. Quelques branches abbatues dans la forêt sont les matériaux propres à son dessein. Il en choisit quatre des plus fortes qu'il éléve perpendiculairement, et qu'il dispose en carré. Au-dessus il en met quatre autres en travers; et sur celle-ci il en met quatre autres en travers; et sur celle-ci il en éléve qui s'inclinent, et qui se réunissent en pointe des deux côtés. Cette espèce de toit est couvert de feuilles assez serrées pour que ni le soleil, ni la pluie ne puissent y pénétrer, et voilà l'homme logé. Il est vrai que le froid et le chaud lui feront sentir leur incommodité dans sa maison ouverte de toute part; mais alors il remplira l'entre-deux des piliers, et se trouvera garanti.

Telle est la marche de la simple nature : c'est à l'imitation de ses procédés que l'art doit sa naissance. La petite cabane rustique que je viens de décrire, est le modèle sur lequel on a imaginé les magnificences de l'Architecture. C'est en se rapprochant dans l'exécution de la simplicité de ce premier modèle, que l'on évite les défauts essentiels, que l'on saisit les perfections véritables. Les pièces de bois élevées perpendiculairement nous ont donné l'idée des colonnes. Les pièces horizontales qui les surmontent, nous ont donné l'idée des entablements. Enfin les pièces inclinées qui forment le toit, nous ont donné l'idée des frontons : voilà ce que tous les Maîtres de l'art ont reconnu. Mais qu'on y prenne bien garde; jamais principe ne plus fécond en conséquences. Il est facile désormais de distinguer les parties qui entrent essentiellement dans la composition d'un ordre d'Architecture, d'avec celles qui ne s'y sont introduites que par besoin, ou qui n'y ont été ajoutées, que par caprice. C'est dans les parties essentielles que consistent toutes les beautés; dans les parties introduites par besoin consistent toutes les licences; dans les parties ajoutées par caprice consistent tous les défauts. Ceci demande des éclaircissements : je vais tâcher d'y répandre tout le jour possible.

Ne perdons point de vue notre petite cabane rustique. Je n'y vois que des colonnes, un plancher ou entablement, un toit pointu dont les deux extrêmités forment chacune ce que nous nommons un fronton. Jusqu'ici point de voûte, encore moins d'arcade, point de piédestaux, point d'attique, point de porte même, point de fenêtre. Je conclus donc, et je dis : dans tout ordre d'Architecture, il n'y a que la colonne, l'entablement et le fronton qui puissent entrer essentiellement dans sa composition. Si chacune de ces trois parties se trouve placée dans la situation et avec la forme qui lui convient, il n'y aura rien à ajouter pour que l'ouvrage soit parfait. Il nous reste en France un très beau monument des Anciens; c'est ce qu'on appelle à Nîmes la Maison Carrée. Connaisseurs ou non connaisseurs, tout le monde admire la beauté  de cet édifice. Pourquoi? Parce que tout  est selon les vrais principes de l'Architecture. Un carré long où trente colonnes supportent un entablement et un toit terminé aux deux extrêmités par un fronton; voilà ce dont il s'agit. Cet assemblage a une simplicité et une noblesse qui frappe tous les yeux.

L'auteur de l'examen n'approuve point que je veuille mettre une relation à la rigueur de toutes les parties de nos édifices à celles de la cabane rustique. Il aura dû nous développer les lois qui rendent cette relation vicieuse : cer si elle est solide; et fondée comme je le prétends, et comme l'ont insinuée tous les maîtres d'art, il n'y a plus moyen d'attaquer les règles que j'établis dans les articles suivants. Elles sont toutes des conséquences nécessaires de ce principe simple. Si l'on veut me réfuter, tout se réduit à ce procédé : montrer que le principe est faux, ou que la conséquence est mal tirée. Tandis  qu'on n'usera contre moi d'aucune de ces deux armes, on frappera d'inutiles coups. Toutes les déclamations, toutes les injures même seront à pure perte. Le lecteur judicieux en reviendra toujours à cette question : le principe est-il faux? La conséquence l'est-elle? La seule raison qu'on objecte contre le rapport établi entre nos édifices et la cabane rustique, c'est qu'il doit nous être permis de nous éloigner un peu de ces grossières et informes inventions. Vraiment nous nous en éloignons beaucoup, par le grand goût de décoration que nous avons substitué aux négligences d'une composition si brute; mais l'essentiel doit rester. C'est là l'esquisse que la nature nous présente; l'art ne doit employer ses ressources qu'à embellir, limer, polir l'ouvrage, sans toucher au fond du dessein. Entrons dans le détail des parties essentielles à un ordre d'Architecture.

Marc-Antoine Laugier (1713-1769) Essai sur l'architecture, Editions Pierre Mardaga, Bruxelles 1979, pages 8-12.

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Un ordre d'Architecture n'est autre chose qu'une manière de combiner avec grâce dans un bâtiment les montants qui doivent supporter et les traverses qui sont dans le cas d'être supportées. Les montants sont les piliers ou les murs posés perpendiculairement. Les traverses sont les planchers et le toit qui portent sur les montants ou horizontalement ou sur des plans inclinés.

Marc-Antoine Laugier, Observations sur l'architecture, Editions Mardaga, Bruxelles 1979, page 254.

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Vue avant du Palais de la Carrière à Nancy, oeuvre de Richard Mique (1728-1794).;

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Vue arrière du Palais de la Carrière....

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Non loin de cet édifice, dans le jardin du musée de zoologie, on peut contempler cette petite cabane rustique naturelle :

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27 avril 2006 | Lien permanent | Commentaires (1)

LEXIQUE

Aux  entrées de ce lexique correspondent  des définitions de concept extraites de textes de philosophes et de penseurs de l'architecture.

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BÂTIMENT (---> auto-corrélation)  : Les bâtiments s'insèrent entre l'Homme et le milieu géographique en produisant un microclimat; à l'intérieur, ils sont adaptés à l'Homme par la forme et la disposition des pièces, les escaliers, la différenciation des lieux, la possibilité de chauffage et d'éclairage, l'absence de pluie et de vent;  à l'extérieur, ils sont adaptés au milieu, dans le sens de la stabilité de l'équilibre, par leurs fondations, la manière dont leurs matériaux sont reliés entre eux; ils sont aussi adpatés au milieu par leur toiture, dont l'espèce dépend du climat, afin de résister au vent et à la pluie ou à la neige, qui impose une forte pente pour éviter les surcharges en favorisant le glissement. Malgré cette double adaptation à l'intérieur et à l'extérieur, les bâtiments ont une certaine auto-corrélation, car on ne peut concilier n'importe quelle structure d'ensemble, visible de l'extérieur, avec une distribution intérieure définie; ce minimum d'auto-corrélation se traduit par le fait que la présentation extérieure révèle et parfois manifeste la destination du bâtiment, la classe sociale ou la profession de ceux qui l'occupent. Toutefois, cette corrélation n'est pas assez serrée pour interdire reconversions et réemplois. Près de Roche-la-Molière, un chevalement de mine datant du XIX° siècle a été converti en habitations, les ressources de la mine étant épuisées, seule l'adaptation intérieure a été refaite.

Tous les bâtiments ne sont pas destinés à l'habitation, et ce sont précisément les bâtiments non destinés à l'habitation qui montrent le mieux la tension entre les deux termes extrêmes de l'adaptation. (Voir aqueduc et voûte.)

Gilbert Simondon, L'invention dans les techniques, Traces écrites, Seuil, Paris 2005, page 234.

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CULTURE : Par culture on peut entendre, selon les contextes ou les époques, un certain nombre de connaissances historiques, littéraires, artistiques, musicales, linguistiques distinguant celui qui les possède de celui qui les ignore, servant de signe de reconnaissance entre les membres d'un groupe. (La définition allemande de la Bildung implique en revanche une actualisation de la perfectibilité humaine. En ce sens, elle ne se réduit à aucun contenu déterminable.)

Vocabulaire européen des philosophies, page 195.

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EKPRASIS [Faire comprendre... expliquer... jusqu'au bout ] : c'est une mise en phrases qui épuise son objet, et désigne terminologiquement les descriptions, minutieuses et complètes, qu'on donne des oeuvres d'art.  (La première, et sans doute la plus célèbre, ekphrasis connue est celle qu'Homère donne, à la fin du chant XVIII de l'Illiade, du bouclier d'Achille forgé par Héphaïstos.)

Vocabulaire européen des philosophies.

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ENTOPIE : [...] Notre époque, refroidie par l'effondrement des anciens systèmes théologico-politique de la délivrance sociale, opère ce glissement des valeurs vers le concret afin de sauvegarder une certaine forme d'espérance. Pour l'homme contemporain, le monde de la vie fournit une nouvelle utopie : l'utopie de la réalité proche et familière, l'utopie du dedans et du "chez soi", l'en-topie. A la méfiance mondiale qui sème insidieusement le doute sur tout projet d'émancipation générale, l'humanité actuelle oppose, faute de mieux, des certitudes terre à terre. C'est sa basse manoeuvre pour compenser, par un investissement affectif et économique (le coût de la vie) dans l'espace domestique de la vie, la déroute de l'Histoire. L'esprit du temps est par conséquent empreint d'un grand respect envers le quotidien. Il en est littéralement envoûté. Loin de le condamner ou de le déprécier, il le vénère sous toutes ses formes. L'insignifiance possède à ses yeux des charmes insoupçonnés.

Bruce Bégout, La découverte du quotidien, Ed. Allia, Paris 2005, page 22.

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ESPACE : ... l'ordre du concret sous sa forme la plus élaborée est précisément l'espace. L'espace devra donc être compris, non comme ordre fixe et achevé, mais comme ordination. L'accent est déplacé : l'espace n'est plus simplement une géométrie réalisée, mais une géométrie réalisée. ll est une manière de se rapporter à l'univers - le rapport à la totalité des êtres qui rend possible l'insertion de la vie de l'être singulier (en l'occurrence, de l'être humain) au sein de la totalité.

Jan Patoçka, Qu'est-ce que la phénoménologie? Ed. Millon, Grenoble 1988, page 55.

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ESPRIT (Philosophie de l'esprit) : L'expression "philosophie de l'esprit" désigne en français deux orientations théoriques étrangères l'une à l'autre (Pascal Engel, Introduction à la philosophie de l'esprit).

1. La première renvoie à la doctrine de philosophes attachés au dualisme entre l'esprit et la matière tels que Louis Lavelle et René Le Senne. De ce point de vue, une philosophie matérialiste de l'esprit serait une contradiction dans les termes.

2. La seconde désigne un champ thématique davantage qu'une doctrine - le mental, et non plus spirituel. La philosophie de l'esprit prise en ce sens s'intéresse à la nature des phénomènes mentaux et à leurs relations avec le comportement; plus récemment, elle examine également leurs relations avec les phénomènes cérébraux. La philosophie de l'esprit ainsi entendue a toujours constitué un domaine d'intérêt philosophique - ainsi de l'analyse des facultés (sensibilité, mémoire, imagination) ou des relations entre le corps et l'esprit. Toutefois un domaine ne s'est constitué explicitement sous cette appellation que dans la seconde moitié du XX° siècle, dans le sillage de la philosophie du langage. Le terme de philosophie de l'esprit reste cependant aujourd'hui encore sujet à équivoque, dans la mesure où il recouvre deux types très différents de réflexions (...).

2. 1. Un premier courant, qui s'inspire de la tradition dite du langage ordinaire ou de la phénomènologie de Husserl conçoit la philosophie de l'esprit comme une analyse purement conceptuelle fondée sur l'expérience et la compréhension des états de conscience (...).

2. 2. L'autre estime que la philosophie de l'esprit ne peut se développer fructueusement qu'en intégrant à sa réflexion les connaissances sur l'esprit et le cerveau (...).

(Le développement des sciences cognitives a certainement favorisé l'épanouissement d'une philosophie de l'esprit naturaliste en mettant à la disposition du philosophe des données stimulant sa réflexion sur la nature du mental)

Joëlle Proust, Vocabulaire européen des philosophies, page 69.

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HOMME : La dialectique qui relie la solidification des images du moi d'une part et leur mise en question de l'autre explique, selon Groethuysen, l'évolution historique de l'homme. Comme l'anthropologique relève en premier lieu du sens, la problématisation de l'humain, son incessante mise en questions, devient ainsi le moteur de son histoire. Et Groethuysen conclut ce développement en résumant le principe qui sera à la base de toutes les évolutions des formes anthropologiques : "En ce sens, l'homme est dès l'abord un problème. L'homme créature problèmatique". L'homme peut donc se définir comme un animal questionnant : "L'homme est la créateur problématique de l'univers non-problématique de la nature. Un arbre, un animal ne se mettent pas en question. Seul l'homme est pour lui-même un problème". Ainsi puisqu'il n'est de question que formulée, le langage devient-il la caractéristique humaine fondamentale pour l'anthropologie historique.

Pascal Michon, Eléments pour une histoire du sujet, Kimé, Paris 1999, page 178.

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INTENTIONNALITE COLLECTIVE : De nombreuses espèces d'animaux, la nôtre tout particulièrement, ont une capacité pour l'intentionnalité collective. Par quoi j'entends non seulement qu'elles se livrent à des comportements de coopération, mais qu'elles ont en commun des états intentionnels tels que croyances, désirs et intentions. En plus de l'intentionnalité singulière, existe aussi l'intentionnalité collective. En voici des exemples évidentes : ce sont les cas où je ne fais quelque chose que dans le contexte plus général où nous faisons quelque chose. Si je joue par exemple comme attaquant dans un match de foot-ball, peut-être suis-je en train de bloquer la défense, mais je ne la bloque que dans le contexte plus général où nous sommes en train d'exécuter une passe. Si je suis violoniste dans un orchestre, je joue mon morceau dans notre exécution de la symphonie.

John R. Searle, La construction de la réalité sociale, Gallimard, Paris 1998 page 40.

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INTERPRETATION : Si l'interprétation ne peut jamais s'achever, c'est tout simplement qu'il n'y a rien à interpréter. Il n'y a rien d'absolument premier à interpréter, car, au fond, tout est déjà interprétation, chaque signe est en lui-même non pas la chose qui s'offre à l'interprétation, mais interprétation d'autres signes.

Michel Foucault, Cité par Vincent Descombes in Le même et l'autre, Editions de Minuit, Paris 1979, page 138.

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INTUITION : Intuition provient du latin intuitio qui désigne, dans la traduction que Chalcidius propose du Timée de Platon, l'image réfléchie dans un miroir. Le terme dérive du verbe intueri qui signifie "voir, porter ses regards" (tueri signifie "voir" et "garder, protéger", avec une connotation intensive - attentivement, fixement, admirativement, immédiatement, d'un seul coup -, et s'applique aussi bien à la vue au sens propre, celle des yeux du corps, qu'à la vue métaphorique par les yeux de l'âme. L'intuition est ainsi la vision directe d'un donné qui se présente immédiatement comme réel ou comme vrai, conjuguant dans la modernité une source cartésienne (clarté et évidence) et une source kantienne (objectivité de l'objet). (Vocabulaire européen des philosophies).

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LOGIQUE : ... La logique au sens large est le système de conventions qui détermine l'ordre syntaxique requis pour que nous ayons un langage consistant.

Albert Blumberg et Herbert Feigl,  Le positivisme logique in L'âge d'or de l'empirisme logique, Gallimard, Paris 2006, page 138.

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NATURE : La nature est un procès. Comme dans  le cas de toute chose directement exhibée dans la conscience sensible, il ne peut y avoir aucune explication de ce caractère de la nature. Tout ce qu'on peut faire, c'est utiliser le langage qui permet de le montrer spéculativement, et aussi d'exprimer la relation de ce facteur naturel aux autres facteurs. Que chaque durée arrive et passe, c'est là une manifestation du procès de la nature. Le procès de la nature peut aussi être nommé le passage de la nature. Je m'abstiendrai définitivement à partir de maintenant d'utiliser le terme temps, puisque le temps mesurable de la science et de la vie civilisée ne montre en général que quelques  aspects du fait plus fondamental du passage de la nature. Je crois être en cette doctrine en plein accord avec Bergson, bien qu'il utilise le mot temps pour le fait fondamental que j'appelle passage de la nature. Le passage de la nature est aussi manifesté dans la transition spatiale, aussi bien que dans la transition temporelle. C'est en vertu de ce passage que la nature poursuit toujours son mouvement.

Whitehead, Le concept de nature, Vrin, Paris 2006, page 92.

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NATURE : La nature est ce que nous observons dans la perception par les sens. Dans cette perception sensible nous avons conscience de quelque chose qui n'est pas la pensée et qui est autonome par rapport à la pensée. Cette propriété d'être autonome par rapport à la pensée est à la base de la science naturelle. Elle signifie que la nature peut être pensée comme un système clos dont les relations mutuelles n'exigent pas l'expression du fait qu'elles sont objets de pensée.

Ainsi la nature est en un sens indépendante de la pensée. Cette affirmation n'est l'expression d'aucune intention métaphysique. Ce ce que je veux dire, c'est que nous pouvons penser sur la nature sans penser sur la pensée. Je dirai qu'alors notre pensée de la nature est homogène.

Il est évidemment possible de penser sur la nature sans séparer cette pensée de la pensée du fait que la nature est objet de pensée. Dans ce cas je dirai que notre pensée de la nature est hétérogène. En fait au cours des dernières minutes, notre pensée de la nature était hétérogène. La science naturelle n'a à voir qu'avec des pensées homogènes sur la nature..

Whitehead, Le concept de nature, Vrin, Paris 2006, page 39.

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PERCEPTION DE LA DISTANCE : La perception de la distance grâce à la parallaxe binoculaire introduit également une différence entre les plans proches et les plans éloignés, pour les organismes qui disposent d'une vision binoculaire. Pour des objets très éloignés, le point de vue de l'oeil gauche est très peu différent de celui de l'oeil droit, ce qui fait que les objets relativement proches cachent pour l'oeil gauche les mêmes parties des objets plus éloignés que pour l'oeil droit; au contraire, pour les objets proches, l'écran constitué par un objet très proche  ne cache pas les mêmes parties du second plan à l'oeil droit qu'à l'oeil gauche; l'objet très proche devient ainsi à la fois visible et phénomènalement transparent pour l'observation du second plan, comme l'avait noté et expliqué Léonard de Vinci dans le Traité de la peinture, au chapitre VII, intitulé "De la perspective". Grâce à cette transparence phénomènale, les objets proches sont plus riches en information.

Gilbert Simondon, Cours sur la perception, Ed. de la Transparence, Chatou 2006, page 290.

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PHENOMENOLOGIE : Son propos est d'abord de percer à jour les préjugés qui règnent aussi bien dans la vie journalière que dans la connaissance naturelle, d'élaborer, au cours de cette oeuvre d'élucidation, sa propre méthode, ainsi qu'un questionnement original, et de fonder un domaine du savoir entièrement autonome. Ce n'est pas dire qu'elle prétende être ou renouveler une discipline formelle abstraite; malgré son haut degré de généralité, ce qu'elle a en vue est, au contraire, très concret. Elle s'accorde avec le positivisme pour dire que la philosophie ne peut être une science particulière, que la philosophie qui se fixerait pour tâche l'investigation des lois et des structures réelles des choses n'aurait aucune raison d'être. Mais elle n'est pas non plus une discipline apriorique qui réfléchit, dans une formalité logique, sur les présuppositions et les conditions de possibilité. La logique même est quelque chose qu'elle ne veut pas présupposer, mais dont elle se propose d'examiner le fondement et le sol. Ses recherches n'ont pas pour objet la réalité, mais bien l'apparition de tout ce qui apparaît.

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Heidegger dit au paragraphe 7 de Sein und Zeit : "L'expression "phénoménologie" signifie en premier lieu un concept méthodique. Elle ne caractèrise pas les objets de l'investigation philosophique en ce qu'ils sont, en leur contenu, mais la manière dont s'y prend celle-ci." "Le terme phénoménologie diffère [...] de par son sens des désignations comme théologie et autres - logie. Celles-ci nomment les objets de la science en question en ce qui fait chaque fois leur contenu. "Phénoménologie" ne nomme pas l'objet de ses investigations, pas plus que le terme n'en caractèrise le contenu. Le mot renseigne seulement sur le comment de la monstration et sur la façon de traiter ce qu'il revient à cette science de traiter [...] une telle manière de saisir ses objets que tout ce que ladite science a à élucider à leur propos doive se traiter par monstration directe et par justification directe." "Prise en sa teneur, la phénoménologie est la science de l'être de l'étant - l'ontologie".

Cela implique que la phénoménologie n'est pas, par son objet, une science nouvelle, mais au contraire la plus ancienne de toutes, puisque sa préoccupation fondamentale coïncide avec celle de la philosophie qui, en tant qu'ontologie, est la science première, l'origine de toutes les autres.

D'autre part, la première phrase de l'introduction de Husserl aux Ideen I affirme : "La phénoménologie pure à laquelle nous voulons ici préparer l'accès, en caractérisant sa situation exceptionnelle par rapport aux autres sciences, et dont nous voulons établir qu'elle est la science fondamentale de la philosophie, est une science essentiellement nouvelle; sa spécificité essentielle la rend étrangère à la pensée naturelle; aussi est-ce seulement de nos jours qu'elle a tendu à se développer." La "spécificité essentielle" de cette science des "phénoménes" consiste en ceci que les phénoménes dont elle s'occupe (les mêmes qui se trouvent aussi à la base des autres sciences) se présentent dans une attitude différente, définie seulement depuis peu, qui modifie d'une manière déterminée le sens que les autres sciences leur donnent.

En bref, la phénoménologie, que Heidegger conçoit comme méthode de la science thématiquement la plus ancienne, est, aux yeux de Husserl, une science tout à fait nouvelle ayant les phénoménes pour objet.

Jan Patoçka, Qu'est-ce que la phénoménologie? Ed. Millon, Grenoble 1988, pages 263-270-271.

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PHILOSOPHIE : La philosophie qui, comme le dirent Platon et Aristote, commence par l'étonnement, est capable d'imaginer toute chose sous un jour différent. Elle considère les choses familières comme si elles étaient étranges et les choses étranges comme si elles étaient familières; elle peut en élever certaines et les abandonner ensuite. Son esprit est empli de cet air qui entoure tous les sujets. Elle nous tire de notre sommeil dogmatique et brise notre carapace de préjugés.

William James, Introduction à la philosophie, Ed. Les empêcheurs de tourner en rond, Seuil, Paris 2006, 4eme de couverture.

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PHILOSOPHIE : ...il ne peut y avoir, à côté ou au-dessus des sciences spécialisées, de philosophie comme système propre de propositions philosophiques. L'activité de la philosophie consiste bien plutôt à clarifier les concepts et les propositions de la science : ainsi disparaît la division du domaine de la connaissance en philosophie d'une part et science spécialisée d'autre part. Toutes les propositions sont des propositions de la seule et unique science. Ou bien le travail scientifique a pour objet le contenu empirique des propositions : on observe, expérimente, collecte et élabore le matériau de l'expérience; ou bien il s'agit de mettre au clair la forme des propositions de la science - qu'on laisse de côté le contenu (logique formelle), ou qu'on ait en vue les relations logiques de certains concepts (théorie de la constitution, théorie de la connaissance comme logique appliquée.)

Rudolf Carnap, La langue de la philosophie in L'âge d'or de l'empirisme logique. Gallimard, Paris 2006 page 322.

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POUVOIR : L'une des grandes illusions de l'époque est que "le pouvoir est au bout du fusil". En fait le pouvoir est issu d'organisations, c'est-à-dire d'arrangements systématiques de fonctions-statuts. Et dans de telles organisations, le malheureux qui porte un fusil a des chances d'être le moins puissant et le plus exposé au danger. Le réel pouvoir se trouve entre les mains de celui qui est assis à un bureau et fait des bruits avec sa bouche et des marques sur le papier. Ce genre de personnes n'ont habituellement d'autres armes que, dans le meilleur des cas, un pistolet de cérémonie, et une épée pour les grandes occasions. 

John R. Searle, La construction de la réalité sociale, Gallimard, Paris 1998 page 154.

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REALISME EXTERNE : Le monde (ou, si l'on veut, la réalité ou l'universel) existe indépendamment de la représentation que nous en avons. C'est ce que j'appellerai le réalisme externe. [...] En d'autres termes encore, la réalité, dans une large mesure, ne dépend pas de l'intentionnalité sous une forme quelconque. [...] Le réalisme est la thèse selon laquelle les choses sont d'une certaine manière qui est logiquemnet indépendante de toutes les représentations humaines. Le réalisme ne dit pas comment les choses sont mais seulement qu'elles sont d'une certaine manière. [...] L'espace et le temps absolus ont cédé la place à des ensembles de relations par rapport à des systèmes de coordonnées. Non seulement rien de tout cela n'est incompatible avec le réalisme; mais en fait, comme je le montrerai un peu plus loin, cela présuppose le réalisme. Cela présuppose qu'il existe une manière d'être des choses qui est indépendante de la façon dont nous nous la représentons.

John R. Searle, La construction de la réalité sociale, Gallimard, Paris 1998 pages194, 198, 200 & 201.

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SCIENCE : La science est un système de propositions établi à l'aide de l'expérience. Cependant, le test empirique ne se rapporte pas à une proposition isolée, mais au système des propositions ou à un sous-système. Le test se fait à l'aide des "propositions protocolaires", c'est-à-dire des propositions qui contiennent le protocole d'origine par exemple d'un physicien ou d'un psychologue.

Rudolf Carnap, La langue de la philosophie in L'âge d'or de l'empirisme logique. Gallimard, Paris 2006 page 327.

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SCIENCE (PREDICTION) : La science fait des prédictions qui sont testées par l'"expérience". C'est dans la formulation de prédictions que consiste sa fonction essentielle.

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A l'origine, la connaissance est un moyen au service de la vie. Pour s'orienter dans son environnement et adpater ses actions aux événements, l'être humain doit pouvoir prévoir ces événements jusqu'à un certain point : pour cela, il a besoin de propositions générales, de connaissances, et il ne peut les utiliser que dans la mesure où les prédictions se réalisent effectivement. Or, ce caractère de la connaissance est entièrement conservé dans la science; la seule différence est qu'il ne sert plus les buts de la vie, il n'est plus recherché à des fins d'utilité. Le but de la science est atteint avec la réalisation des prédictions : la joie de la connaissance, c'est la joie de la vérification, le sentiment délicieux d'avoir deviné juste. Et c'est cela que nous transmettent les propositions d'observation, en elles la science atteint en quelque sorte son but, c'est pour elle qu'elle existe. La question qui se dissimule derrière le problème du fondement absolument certain de la connaissance est pour ainsi dire celle du bien-fondé de la satisfaction dont la vérification nous remplit. Nos prédictions sont-elles réellement accomplies?

Moritz Schlick, Sur le fondement de la connaissance in L'âge d'or de l'empirisme logique, Gallimard Paris 2006, page 432.

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UTOPISTE INVERSE : Nous sommes des utopistes inversés. Voilà donc le dilemne de fond de notre époque : nous sommes plus petits que nous-mêmes, c'est-à-dire incapables de nous représenter ce que nous avons fait. (Anders traite de la question du nucléaire.) Sur ce point, nous sommes des utopistes inversés : alors que les utopistes ne peuvent pas produire ce qu'ils se représentent, nous ne pouvons pas nous représenter ce que nous produisons.

Günther Anders, La menace nucléaire. Considérations radicales sur l'âge atomique. Ed. Le serpent à plumes (Le Rocher) 2006 page 149.

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VILLE GLOBALE : La ville globale n'est pas autre chose qu'un réseau, à faible communication, de villages urbains égalitaires. [...] Nous pouvons constater qu'aujourd'hui, déjà, cette organisation est en train d'émerger, par suite de l'accroissement du nombre des humains et de l'affaiblissement des pouvoirs centraux (qui en est la conséquence).

Finissons donc ce chapitre par une description schématique de la ville globale :

Des villages urbains (composés d'individus tous égaux entre eux), ouverts à une migration (émigration et immigration) qui réponde aux limites admises par le principe du groupe critique, forment un réseau faiblement relié; dans ce réseau, chaque village urbain n'est au courant que des événements des villages limitrophes (dans le sens non géographique, c'est-à-dire des villages auxquels il est directement relié). Aucun système ad hoc ne peut fonctionner dans ce réseau.

Dans cette ville globale, la migration intérieure, de village urbain à village urbain, est provoquée par certains motifs politiques (insatisfaction envers le système d'arbitrage spécifique à tel ou tel groupe, etc.) ou par d'autres motifs, relevant de la survie physique pure et simple (migration croissante vers des climats plus cléments).

L'échange avec la campagne est, de plus en plus, fondé sur le troc (c'est-à-dire sans arbitrage central, fixant une échelle de valeur déterminant les modalités de l'échange). Le troc est un échange dont les modalités sont fixées par les deux partenaires; chacun fixe la valeur de l'objet qu'il offre et de l'objet qu'il demande, suivant ses désirs et ses nécessités sans aucune référence avec les échanges effectués par les autres. De même le troc des produits industriels (petite industrie locale et artisanat) contre les céréales est fait directement par les villages urbains, sans passer par des centres d'échange.

En définitive, l'économie des villages urbains serait nécessairement une économie des réservoirs (des greniers).

Yona Friedman, Utopies réalisables, Ed. de l'Eclat, Les Coiffards 2000, page 196.

01 janvier 2006 | Lien permanent | Commentaires (1)

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