Dumont et merveilles.
Avec Flandres, Bruno Dumont, entre guerre et paix, stupéfie par la violence de son geste artistique.
Dans les Flandres, un jeune agriculteur, Demester, se partage entre les travaux de la ferme et sa liaison avec Barbe, une amie d’enfance. Avec d’autres jeunes du coin, il doit bientôt partir à la guerre dans un pays lointain. Flandres, le nouveau film de Bruno Dumont, est construit aussi sèchement que le récit que l’on peut en faire. D’une part la paix, dirait-on, d’autre part la guerre, croit-on. C’est une division franche, y compris esthétique puisqu’on passe visiblement du 35 au 16mm, d’une France amortie à un Orient tellurique. De plus, le doute est permis : dans quel pays se déroule cette guerre « moderne » ? Irak aujourd’hui, Afghanistan avant-hier, ou Algérie autrefois ? Si « l’ennemi » ne parlait pas un arabe véhiculaire, ce serait encore plus abstrait. Mais est-il bien certain que la campagne filmée par Dumont soit plus réaliste ? Les Flandres, terre traversée ancestralement par la guerre, sont-elles plus qu’un emblème, « un nom de lieu » à la façon proustienne? Archétype contre archétype, Bruno Dumont a-t-il voulu suggérer que la guerre n’est pas une spécialité régionale, mais un lieu commun mental ? Et la paix est –elle la continuation de la guerre par d’autres moyens ?
Fertile. Le film à une capacité motrice à nous diviser intérieurement quand bien même il tente de faire masse, de s’imposer d’un seul bloc. Il fond sur le spectateur à la façon d’une profération excathedra, il entend sidérer et nous faire violence. Mais de quelle violence s’agit-il quand on entend certains sucrés s’indigner qu’on y voie des enfants tués, des femmes violées, et des troufions torturés ? Très surprenant en effet, en temps de conflit où on sait bien depuis, minimum le guerre du feu, que ces chose là n’arrivent jamais en vrai…En revanche, la violence intestine que le film vient arracher en nous comme on débusque la bête au fond du trou est nettement plus terrorisante et fertile. Si le film, de l’aveu même de son auteur, « vise à tordre le réel pour le déformer », le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on en sort noué. C’est en tout cas un des rares films présentés à Cannes qui n’autorise pas le « j’aime/j’aime pas » habituel et perturbe la routine des critères de croisière.
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Immense solitude. On ne peut lui reprocher de chercher à être aimable. Comme dans ses autres films (La vie de Jésus, L’Humanité, Twentynine Palms), Bruno Dumont multiple les scènes d’accouplement où, en quatorze secondes, le garçon se vidange dans des corps de filles apparemment inertes. A nouveau, les dialogues des réduisent à quelques phrases grognées, et tous les personnages ont l’air perdu à égalité dans l’immense solitude d’un paysage sublimement cadré. L’homme apparaît tel un quartier de viande qui souffre et le chemin de sa fatalité le conduit à la boucherie. La séquence des soldats rejoignant leur bataillon semble comme une citation de n’importe quel chant du départ les hommes au front, plutôt copains, les femmes à l’arrière, plutôt en larmes, voire enceintes. Sans aucune sorte de transition en forme de précaution, le film se téléporte du ciel plombé des Flandres à l’horizon surchauffé à blanc de « l’étranger ». Manière sans doute pour Bruno Dumont de vouloir greffer une tradition du film français enlisé dans la terre d’ici (de Bresson à Pialat) avec une façon plus Kubrick de procéder. Impossible de ne pas penser à Full Metal Jacket que Flandres cite pour ses nombreuses scènes de guérilla dans le bled.
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Des natures. Dans ce parti pris allégoriques qui suggère tout autant la peinture (entre autres, Géricault ou Jeff Wall) que le roman (Claude Simon ou Pierre Guyotat), les personnages sont eux-mêmes des figures qui basculent entre leur Dasein embourbé et leur âme rêveuse. Le brut Demester n’est pas qu’une brute. Barbe, Marie-couche-toi-là du village, n’est pas qu’une pute. Comme à son accoutumée, Bruno Dumont a recruté de « parfaits inconnus » (Adélaïde Leroux, la fille, et Samuel Boidin, le gars). Des natures. Avec le trouble afférent : sont-ils les interprètes du film ou les acteurs de leur propre vie?
La façon dont Bruno Dumont les enchâsse dans sa cathédrale, comme des vitraux (la vie de quelques saints?), n’est pas faite pour apaiser cette ambiguïté. Ce qui ne veut pas dire qu’il leur veut du mal dans ce film hanté par la chrétienté et partant sa quincaillerie martyre, salut, péché, rachat et rédemption. La scène finale de retrouvailles amoureuses entre Barbe (fraîchement sortie de l’HP) et Demester (seul rescapé de la guerre) est à cet égard une hostie qui nous reste en travers du calice. Elle l’aime, il l’aime, nous non plus.
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Mais Flandres, heureusement, ne bat pas seulement se genre de campagne évangélisée. Dans ce film-fresque convulsif, d’autres couleurs affleurent, scènes intercalaires, sorte de suspensions où il paraît encore possible de respirer entre deux rafales, deux barrages, deux orages. Juste avant le départ des garçons par exemple, quelques jeunes se rassemblent dans une prairie autour d’un feu au crépuscule. Tout danger de scoutisme est écarté par le geste de Barbe qui, juste après avoir échangé un baiser avec son étrange fiancé et un nouveau soupirant, les renverse sur l’herbe pour un trio où cessent fugacement les rivalités passionnelles et s’esquisse un début de communauté.
Philippe AZOURY, Gérard LEFORT et Didier PÉRON
Le mal et la grâce selon Dumont
Flandres de Bruno Dumont - Compétition.
Réalisateur de trois longs-métrages (La vie de Jésus, 1996 ; L’humanité, 1999 ; Twentynine Palms, 2003) assez remarquables pour l’avoir imposé comme un auteur puissant et original, Bruno Dumont est de retour à Cannes, où L’Humanité avait remporté trois prix en 1999. Relativement aux boursouflures dépassant les deux heures qui encombrent la compétition cette année, la sécheresse et la concision de son nouveau film l’ont fait claquer ici comme un coup de fouet, pour le meilleur selon ses admirateurs, pour le pire selon les adversaires résolus qu’un inventeur de forme aussi singulier n’a pas manqué de se faire. Aux uns comme aux autres, Flandres apparaît comme la synthèse des deux manières répertoriées dans son œuvre naissante : l’opacité lumineuse de L’humanité, l’abstraction explosive de Twentynine Palms. Mais aussi bien l’humus de son terreau natal (le Nord) incarné par des corps du cru, allié à la fascination de l’Amérique à travers la distorsion des modes du cinéma de genre.
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Flandres est donc un film mentalement et physiquement divisé entre un ici et un ailleurs, et cette histoire n’est autre que la mise en forme de ce clivage, la dualité capillaire de son montage, la tension convulsive de son hypothétique réconciliation. Une ferme dans le nord de la France

La violence épurée de cet épisode central, avec la perte des repère spatio-temporels qu’il met en scène, est d’autant plus sensible qu’un montage parallèle ramène régulièrement à la chronique de l’attente du retour des soldats, ancrée dans le rythme des saisons et dans la fertilité du ventre de Barbe.
Demester finira par revenir, et de ses retrouvailles avec Barbe on ne peut rien dire d’autre qu’elles sont l’avènement d’un coup de grâce qui partagera certainement le public. Car, à l’instar de cette autre figure majeure du cinéma français qu’est Arnaud des Pallières (Drancy avenir, Adieu), Bruno Dumont, jusque que dans son matérialisme d’airain et son antinaturalisme forcené, est fondamentalement un cinéaste de l’inquiétude spirituelle. L’ici et l’ailleurs qui partagent son film reconduisent à cet égard la dualité de la chair et de l’esprit qui nourrit toute son œuvre.
Tenaillé par la question du mal autant que par son recours en grâce, fasciné par la faculté d’avilissement et d’élévation qu’abrite l’être humain, méprisant la logique psychosociologique des causes et des effets, Dumont ne filme rien d’autre que le mystère ambigu de la présence. Ce que cette essentialisation lui fait perdre en finesse d’analyse, il le regagne en puissance de perception, en sensibilité picturale, en vibration tactile. Flandres, à cet égard, ne nous apprend rien de plus que les films précédents, si ce n’est que le cinéaste va de plus en plus à l’os. Cette familiarité et ce dépouillement font courir au film un danger qu’il ne faut pas cacher, quitte à laisser le désappointement se dissoudre lentement dans cette imprégnation tenace qui témoigne de la puissance du cinéma de Bruno Dumont.
Jacques Mandelbaum
L’HISTORY OF VIOLENCE DE BRUNO DUMONT
Dieu vomit les tièdes. Bruno Dumont, le réalisateur de La vie de Jésus, n’a pas de souci à se faire de ce côté-là, car ces films sont tout sauf des objets neutres. Certains les détestent, d’autres les adorent, personne ne reste indifférent. Cette année, à Cannes, son Flandres - l’un des trois films français en lice pour la Palme la Quinzaine

Chez Dumont, le bien et le mal ne sont pas deux entités distinctes aux contours précis. Au spectateur, avec sa conscience, de sonder les mystères psychologiques et dramatiques qui régissent ces univers. Ici, pas de discours moralisateur ; c’est l’humain dans toute sa complexité qu’il faut affronter. Dans La vie de Jésus, on voyait ainsi Freddy, véritable bloc de tendresse, se muer « doucement » en monstre sauvage et aveugle. D’une manière plus retorse, L’humanité (jamais titre n’a semblé plus approprié), vrai-faux polar, présentait un protagoniste que la simplicité d’esprit rendait plus inquiétant encore. Enfin, l’aérien Twentynine Palms plongeait un couple – et nous avec – dans une barbarie insoutenable. « Je fais écouter une petite musique au spectateur et paf ! Je lui file une claque, je le retourne sur son siège. C’est une démarche qui consiste à sonder les zones les plus troubles de notre être.» Adepte du confort, s’abstenir ! Flirter avec les limites, évoluer en marge, c’est le credo de Bruno Dumont. Etre décalé n’est pas, chez lui, une pause, mais une démarche personnelle.
Chez Bruno Dumont, le cadre de l’intrigue fait corps avec ceux qui l’habitent. Les décors plats de ses Flandres natales – terre d’asile de la majorité de ses longs métrages - possèdent une puissance attractive rare. Leur dénuement inquiétant isole encore plus les êtres, obligés de confronter à eux-mêmes. En cela, le cri libérateur poussé par le protagoniste de L’humanité, que venait étouffer le bruit d’un train, est éloquent. Ce travail sur la relation entre l’homme et la nature trouvait son paroxysme dans Twentynine Palms, tourné cette fois loin du Nord, dans le désert de Mojave, en Californie. Cet environnement ample et sauvage, le réalisateur a réussi à en dégager toute la brutalité. L’horreur de la séquence finale n’était ainsi que l’aboutissement logique d’un processus narratif chargé d’une violence sourde. Ce cinéma-là tire sa plus grande force du refus de l’auteur de décrire une quelconque réalité, préférant se bâtir sa propre vérité, même si elle est incertaine. Sous des airs de documentaire, La vie de Jésus, où l’on suivait le quotidien d’adolescents désoeuvrés dans un village morose du Nord, aurait pu se passer à Tombouctou. Le film n’est autre que le chemin de croix d’un être pur et intemporel en proie au doute. Une réflexion qui se prolonge avec L’humanité. Ce parti pris métaphysique force le réalisateur à vivre dans l’incertitude. Bruno Dumont est un explorateur.
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Thomas Baurez
Avec Bruno Dumont on sait en revanche depuis longtemps qu’il n’y a besoin d’aucun additif chimique pour faire basculer le réel dans l’horreur. La nature y suffit largement puisque le monstre, ici, c’est l’homme ordinaire et ses pulsions incontrôlables. De nouveau dans Flandres (Sélection officielle – en compétition), les homoncules sont pris dans la grande toile de paysages ruraux comme des fourmis dans la pelouse. Cependant, en cours de film, un glissement de terrain inattendu a lieu quand les personnages masculins, après s’être engagés dans l’armée, se trouvent projetés au milieu d’une guerre abstraite mélangeant Algérie, Irak et Afghanistan. Or non seulement Dumont déploie dans les scènes de combats militaires une virtuosité impressionnante, mais surtout l’incessant basculement des Flandres – où sont restées les femmes – aux collines désertiques – où s’entretuent les hommes – instaure le jeu qui manquait jusqu’alors aux productions très terriennes du cinéaste. Combinant, avec une surprenante aisance, de grands tableaux à la Bruegel la Luc Delahaye

Bilan du 59ème Festival de Cannes
Le Jury de Wong Kar-Wai a prudemment tranché : une Palme pour Ken Loach en forme d’hommage à toute sa carrière ; pas moins de onze acteurs pour deux Prix d’interprétation ; un prix de consolation de plus pour Almodovar. Seule Audace : un Grand Prix pour Bruno Dumont. qui avait déjà remporté le Grand Prix en 1999, avec L’humanité. C’est hiérarchiquement la deuxième récompense du palmarès et, par tradition, le prix pour le « cinéma de recherche ». Lequel divise inévitablement. Mais Flandres est peut-être le film le plus accessible du cinéaste, en même temps que le plus épuré. Bruno Dumont traque une fois de plus « la bête en l’homme ». Il confronte ses héros, des paysans des Flandres françaises, aux horreurs d’une guerre indéfinie, dans un pays lointain. Scènes de violence, de torture, de viol. Moments d’une incroyable crudité, filmés à la juste distance. Certains critiques y ont vu le sommet du Festival, tandis que d’autres regrettaient l’aspect très « théorique » du film. Car Dumont, philosophe de formation, tente de montrer quelle forme d’humanité résiduelle peut, au bout d’un calvaire organisé, renaître de l’animalité. Cette expérience in vitro, y compris pour les spectateurs, provoquera de vives réactions au moment de sa sortie. Aurélien
Retour de Cannes, les rédacteurs des Cahiers confrontent leurs analyses des tendances à l’œuvre dans ce 59ème Festival.
(…) Jean-Michel FRODON : Les films de Dumont ne tranchent pas sur cette question-là ; que l’humain soit toujours déjà là et aussi dans sa manière de filmer. Chaque film qu’il réalise accompagne un trajet, il n’enferme jamais, il accumule les obstacles sur un chemin qui connaîtra une issue. Et il y a chez lui – chez lui mieux peut-être que chez aucun cinéaste aujourd’hui, la capacité à voir la beauté et la singularité humaine des individus dans le moment même où il met en scène ce qui les travaille dans les registres de la pulsion et de la bestialité. Il faut voir comme il filme bien la jeune femme de Flandres, comme au cœur des ténèbres ses troufions ne perdent pas visage humain.
(…) Flandres recèle une puissance de perturbation (qu’illustre notre débat), qui tient à une force de la mise en scène dont les effets troublants se prolonge bien au-delà de la fin de la projection.
(…) Stéphane DELORME : La critique idéologique n’épuise pas Flandres ; Dumont travaille sur la bestialité, l’homme chez lui est tiraillé entre le haut et le bas, c’est son sujet. Faut-il le moquer? Le film reste fort visuellement, l’inscription de l’homme dans le désert des Flandres comme dans le désert africain est impressionnante. D’autre part ce film est beaucoup moins incarné que les précédents, plus théorique, kubrickien. C’est un mixte de L’humanité et de Twentynine Palms. Dumont avance, il se refuse à faire le même film.
FLANDRES
De Bruno Dumont
Entre Flandres et Afrique du Nord, violence et désir, amour et horreur, peinture classique et photographie de guerre. Le film le plus dialectique de Bruno Dumont
Depuis le début de sa carrière, Bruno Dumont est un cas à part, à la fois marginal et dans la lumière, enfant chéri des festivals et cinéaste mal aimé. On se souvient, en particulier, du record des trois prix cannois pour L’Humanité en 1999 (Grand Prix du jury et double prix d’interprétation) et du mini scandale qui s’ensuivit. Chez lui, il y aurait les bons et les mauvais points. Côté positif, on s’accorderait ainsi sur son sens du cadre et sa direction d’acteurs, capable de tirer des performances exceptionnelles de comédiens non professionnels. Côté négatif, son attachement un peu trop viscéral à son terroir (les campagnes du Nord) et sa vision très sombre de l’humanité.
Ce qui est au cœur du problème Dumont, ce n’est pas, d’ailleurs, en tant que tel, son pessimisme noir (depuis quand faudrait-il qu’un metteur en scène soit un joyeux compagnon ?) mais plutôt la façon qu’il aurait de l’imposer, à ses personnages comme à ses spectateurs, par des tours de force scénaristiques aussi lourdauds qu’arbitraires. De ce point de vue, Twentynine Palms marque sans doute le point le plus friable de sa carrière. Tournant dans les déserts américains comme dans un ailleurs fantasmatique, le cinéaste semblait n’avoir alors d’autre intention que d’arriver à un déchaînement final de violence qui frôlait le grotesque.
Dix ans après La vie de Jésus, comment Flandres vient-il modifier cette équation ? Bizarrement, d’abord, par une omission. En effet, avant Cannes, la rumeur voulait que le film se conclue par un massacre sanglant en faisant craindre un énième retour du pire. Le personnage principal de Flandres (le très impressionnant Samuel Boidin) est, d’ailleurs, présenté d’entrée comme un héros, massif et tellurique, prêt à exploser à tout moment. Amoureux rentré de son amie d’enfance (l’intrigante Adélaïde Leroux), obligé d’assister, en silence, à ses nombreuses passades, il part à la guerre avec un de ses rivaux en laissant sa ferme derrière lui. Sur place, les exactions permanentes d’une armée dépassée par les évènements semblent n’exister que pour déverrouiller, chez lui, les derniers cadenas d’une brutalité contenue. Pourtant, son retour en terre natale vient, au final, contredire son parcours programmé de bombe à retardement.
Ce virement de cap imprévu (apparemment advenu sur la table de montage) pourrait donner l’impression d’un Bruno Dumont simplement assagi par le cours des années. On aurait tort, cependant, de décrire Flandres comme le chef-d’œuvre apaisé d’un cinéaste longtemps tourmenté. Non seulement parce que la propension à souligner, de façon appuyée, l’injustice du monde est bien ici maintenue au cours de l’histoire (en particulier dans une scène de viol collectif où seul le soldat qui s’est tenu à distance est celui-là même qui est châtré en punition). Mais surtout parce que le film, loin de se replier calmement sur lui-même, est plutôt traversé par un souffle conquérant.
Ce changement d’air provient tout entier de la nécessité d’articuler deux pays : d’un côté les Flandres du titre, de l’autre cette région guerrière, mélange d’Irak, d’Algérie et d’Afghanistan. En effet, si, dans chacune de ces contrées, Dumont déploie, avec sa maestria habituelle, des plans larges qui rappellent tour à tour les tableaux de Bruegel l’Ancien et les photographies de Luc Delahaye, c’est surtout dans le passage répété de l’un à l’autre que quelque chose de proprement inédit advient dans son cinéma. En effet, dans ce grand glissement tectonique entre naturalisme terrien de l’Humanité et l’abstraction désertique de Twentynine Palms, le réalisateur redéfinit en profondeur ses territoires anciens : l’ici décolle de sa glèbe et l’ailleurs gagne en incarnation.
La force nouvelle de Flandres tient dans ce déplacement subreptice mais essentiel. Pour qu’un de ses personnages puisse enfin échapper à son déterminisme, sans doute fallait-il que le cinéaste affirme d’abord sa liberté de mouvement. Et déjoue, du même coup, la fatalité du lieu.
Patrice Blouin
«Flandres» l'âme Grand prix à Cannes, le quatrième film convulsif de Bruno Dumont entrechoque l'amour et la guerre.
Il s'est passé à Cannes, avec le film de Bruno Dumont, un phénomène critique qui nous a tenu lieu de miroir du moment présent. Flandres , du haut de son impressionnante heure et demie, et du malaise qui s'en dégageait, ne donnait jamais le signe de vouloir être aimé. A la séduction, il préférait la confrontation, la violence implacable, surtendue.
Doute. D'aucuns ont parlé alors de provocation. Mais Flandres , par là, nous faisait du bien. En même temps, bien sûr, il ne pouvait que diviser intérieurement : impossible d'être entièrement avec le film, mais aussi impossible d'en sortir, sinon en morceaux. Stylistiquement, Dumont n'a jamais été aussi solide, aussi maître (en 35 mm 16 mm
On pouvait s'attendre à ce que le film naisse de l'échec du précédent, 29 Palms , projet américain sexy et aéré, qui, sur le papier, avait tout pour exciter la critique comme le public et qui, au finale, n'avait plu à personne. Bruno Dumont confirmera qu'il n'a jamais cessé d'interroger ses choix (la fin, en carnage révulsif, a été coupée in extremis avant Cannes).
A force, c'est Flandres tout entier qui est devenu un film sur le doute (Dumont, toujours aussi drôle, préfère dire un film «sur l'amour» avec un fond de tragédie exacerbée). Que ceux qui le rejettent le trouvent «douteux» est l'ironie suprême de l'affaire. Ceux qui l'acceptent, en revanche, devront apprendre à perdre toute certitude.
Panique. Le titre est le premier piège, il sent trop fort la terre et cette vieille lune naturaliste pour ne pas être aussitôt démenti : rien n'est juste dans la représentation, volontairement, puisque tout est injuste chez Dumont. Et la guerre ? Elle ne peut être qu'essentielle, c'est-à-dire réduite à quelques symboles à partir de quoi on la reconnaît comme élément panique.
A la façon de l'installation de la photographe Sophie Ristelhueber, que l'on a pu voir cette année à Arles, rassemblant et retouchant numériquement des clichés pris par des reporters, représentant des trous d'obus sur des routes supposées irakiennes, la mise en scène de Bruno Dumont se tient bord cadre entre le réel et la fiction. Gommer l'information pour approcher plus encore le réel de la pulsation qui l'habite. Le but du réalisateur reste d'atteindre ce moment où il n'est plus possible de tenir une position, pour parler avec des mots de stratège. Mais Flandres est de toute façon un film en état de conflit orageux, contre le sens, contre le visible.
Le film a remporté le grand prix à Cannes. Il faut interpréter cette reconnaissance comme un excitant paradoxe : on attend de Bruno Dumont qu'il nous plonge dans une situation indésirable, qu'il attente à notre intégrité de spectateur qui, à la fois, réclame et craint le spectacle de la destruction.
C'est le rôle que l'inconscient collectif cinéphile lui a attribué. Qu'il nous dise le goût de ce merdier que l'on vit au quotidien, que l'on ne comprend toujours pas. A ce titre, guerre et amour ne peuvent que se confondre
puisque le film les regarde d'égal à égal : deux catastrophes qui saccagent. Philippe
Grand Prix du Jury à Cannes, le film retrace le destin opaque de deux taiseux du Nord
En peinture, les Flandres évoquent gueules ouvertes, ventres de bâfreurs, trognes d'ivrognes. Ripailles et paillardises. Chairs gorgées, femmes nues, "tous les aspects de la matière, la pourriture et la vie", écrivait Elie Faure. Une masse animale que divinisa Rubens et dont le cinéaste Bruno Dumont explore le tourment métaphysique autant que la fièvre sensuelle. Le cinéaste tourne le dos à la représentation gothique des gens de sa région (il est né en 1958 à Bailleul, dans le Nord), l'expression exubérante de leur faim de vie, pour cultiver un style austère, camper les corps lourds de ses gueux dans un paysage rural froid. Ses personnages sont des taiseux aux goinfreries cachées et débordements ligotés de l'intérieur. La peinture travaille Bruno Dumont qui, dans son film L'Humanité (1999), donna à son personnage principal le nom de Pharaon de Winter, un artiste qui, à la fin du XIXe siècle, a capté la "retenue" de ses aïeuls, leur fusion muette avec la terre du Nord.

Ancrant son attachement à cette région au point de lui octroyer le titre de son film, Dumont poursuit son exploration bressonnienne de l'asthénie existentielle, de l'énigme de la condition humaine. Dotés de prénoms à connotation mythologique, ses jeunes personnages végètent dans leur bled, guettés par l'insipide et la pulsion, habités par des choses qu'ils n'avouent pas, ne communiquent pas : les sentiments.
Ainsi Demester erre-t-il entre sa ferme et les balades avec Barbe, frêle amie d'enfance. Il y a les copains, avec lesquels on partage en silence une extase en observant un feu de bois. Il y a le non-dit, cet amour du garçon empoté qui assouvit brutalement sa libido dans les fourrés, cette inertie de la fille qui baisse sa culotte sans rechigner, et que quelque chose condamne à la solitude, l'hérédité - péter les plombs comme sa mère, connaître la violence de l'HP.
Grand Prix du jury au Festival de Cannes 2006, Flandres confronte Demester au déracinement extrême. Le garçon part faire la guerre dans un pays non identifié (Algérie, Afghanistan, Irak ?) où l'ennemi est quasi invisible et l'abjection omniprésente. Inventeur de formes, Bruno Dumont filme la guerre de façon quasi abstraite, épurée, soucieux d'éviter toute ambiguïté dans le spectacle de ce chaos où les soldats terrorisés sont pulvérisés.
Désarmant pour qui garde en mémoire les films de Raoul Walsh, William Wellman ou Samuel Fuller, Flandres traque la barbarie chez le troufion plutôt que son sens de la fraternité ou son héroïsme. L'homme, chez Dumont, oscille entre l'humain et l'inhumain, la grâce et la crasse, sa part de bestialité étant attisée par l'enfer de machines infernales en plein désert. La guerre le plonge en régression, souligne sa peur, sa fatalité à être écrasé par le mal, son impuissance à se transcender en collectivité. Un viol (filmé avec un remarquable sens de l'ellipse) est au centre de cet épisode militaire, et la référence cinématographique est à chercher du côté de Full Metal Jacket de Stanley Kubrick, de ses marines confrontés à une Vietnamienne aux yeux effarés : ici l'effroi, la haine, le mépris face à la sensation d'être vidé de son identité, lors du regard que s'échangeront peu après les mâles et leur proie, une fois inversés les rapports de force.
SANS CLÉ
Claude Simon signa un roman de guerre intitulé La Route la Terre
Barbe dépérit, le ventre rond, en attendant le retour de Demester anéanti, en quête de rédemption. Comment revivront-ils ? Ensemble ? Demester aura-t-il appris à habiter l'espace et vivre sa passion ? Dumont filme le paysage mental de son héros, son désir de prendre, sa maladresse à partager. Il montre l'étreinte comme un rêve d'union, une impossible fusion : le sexe souligne la solitude.
Demester est-il une brute, et Barbe une pute ? C'est tout le contraire, mais comment chacun s'arrange-t-il avec son instinct grégaire ? Dumont ne livre pas la clé. Hostile au cinéma calibré, il reste opaque, encourage le désappointement. Ses films obsèdent, exigent un temps de digestion.
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"Cette chose muette, ces élans, ces répulsions, ces haines, tout informulé, et donc cette simple suite de gestes, de paroles, de scènes insignifiantes, et, au centre, sans préambule, cet assaut, ce corps-à-corps urgent, rapide, sauvage, n'importe où, elle les jupes haut troussées, tous deux haletants, furieux... et lui aussitôt après de nouveau avec ce masque de cuir et d'os inchangé, impénétrable, triste, taciturne, et passif, et morne, et servile", écrit Claude Simon. On ne saurait mieux dire ce que Bruno Dumont cherche à traduire en images.
Film français de Bruno Dumont avec Samuel Boidin, Adélaïde Leroux, Henri Cretel. (1 h 31.)
Jean-Luc Douin
Chaque plan de Flandres est une leçon de cinéma
Balayée la désagréable impression laissée par Twentynine Palms ! Car dans cette variation sur l’inhumanité qui nous conduit des terres boueuses du nord de la France
Thierry Cheze
Le Grand Prix à Cannes est donc amplement mérité
Quand Bruno Dumont parle d’amour, il le plonge dans la boue des Flandres, le détériore avec du silence, le salit avec une guerre pour finalement le faire éclater dans toute sa dimension salvatrice. FLANDRES raconte l’histoire de Demester, un fermier colossal, maladroit et complexé qui ne sait pas dire à Barbe, son amie d’enfance qu’il l’aime. Elle, de son côté, lui offre un peu de baise, vite fait mal fait, et cherche ailleurs l’amour qu’il s’empêche de lui donner. Pour sortir de cette relation léthargique, Demester décide de quitter sa ferme pour partir faire une guerre lointaine, tandis que Barbe dépérit en l’attendant. Comme d’habitude chez Dumont (L’HUMANITE, LA VIE DE
Il faisait presque peur, Bruno Dumont, érigé en commandeur du cinéma pur et dur par un jury cannois qui, en 1999, avait décerné pas moins de trois prix, dont le Grand, à L’humanité, son deuxième film. Aujourd’hui, le cinéaste français brandit un nouveau Grand Prix cannois. Il lui a été remis par un jury qui, en mai dernier, a choisi des films tournés vers le public : Le vent se lève, de Ken Loach, ou Volver, d’Almodóvar. Flandres a tout à fait sa place à leurs côtés. Sans rien renier des partis pris qui distinguent son cinéma depuis La Vie
Il y a d’abord cette rencontre avec un personnage qui va porter tout le film, alors qu’il semble démuni de tout, vide, vain : le fermier Demester, interprété par un étonnant acteur non professionnel, Samuel Boidin, Il entre dans le film en se cognant le bras. Dans les bois, il trébuche, se prend dans les branches. Lourd, maladroit. La jolie Barbe, une fille avec qui il fait l’amour en restant, comme il dit, « copain-copine », s’amourache sous ses yeux d’un autre gars, Blondel. Demester ne dit rien. C’est un jeune homme qui fait le gros dos, subit, encaisse, écrasé par la morosité banale de la vie, par le ciel du nord de la France
Dans Flandres, tout ce qui est ressenti est secret. Barbe non plus ne dit pas la souffrance qui la mine. Peut-être parce qu’elle ne peut pas nommer ce qui ne va pas avec ses « nerfs », le seul mot qui lui vient. Mais aussi parce qu’il y a une pudeur naturelle chez les personnages de Dumont, et dans son regard à lui. Le défi du film, qu’on prendrait trop vite pour de la provocation, c’est de confronter ce regard à ce qui rend la pudeur impossible : la représentation de la guerre. Demester part sous les drapeaux, Blondel aussi : les voilà dans le Golfe, en Irak ou ailleurs, dans un Moyen-Orient où l’on se massacre. Viol d’une femme, enfants soldats devenus des snipers sans pitié et qui seront tués sans pitié, Dumont va droit où ça fait le plus mal. Dans l’insupportable qui nous prive de mots, comme ses personnages. Et, pour se risquer là, sa mise en scène ne commet aucun faux pas. Un gros plan sur le poing serré de la femme violée dit sa douleur et sa colère. C’est fort, et pudique. Comme ces scènes où, le regard gardant ses distances, l’horreur est dans les hurlements, l’indicible devenu cri. La violence, ici, ne sert pas à faire monter une tension qui est de toute façon dans chaque plan. Car Dumont donne à ses personnages, si dépouillés, un retentissement impressionnant. Il fait d’eux les figures d’un monde et d’une guerre sans âge, qui dépassent largement notre actualité. Au combat, Demester et Blondel restent des rivaux qu’un conflit larvé oppose, pour l’amour d’une fille, comme les soldats de Je me suis t’engagé, la vieille chanson du folklore français qu’interprétait Yves Montand. Avant le départ au front, tout était déjà annoncé dans une séquence magistrale réunissant la trop aimante Barbe et les deux garçons autour d’un feu, dans une prairie enneigée. Se réchauffer avec des braises ou des lèvres, craindre le froid ou la mort, être unis ou séparés : le destin des hommes de Flandres rejoint une éternité de la condition humaine.
C’est Demester qui porte cette double dimension du film, à la fois cloué à une terre désolée où rien ne semble faire sens, et élevé vers le symbole. Dumont nous le fait particulièrement ressentir dans les scènes de sexe. Là, Demester n’est que chair, traversé par un désir qui semble le frapper comme une pulsion animale. Quand on le voit pour la première fois s’unir à Barbe, il est filmé en plongée, comme écrasé au sol, et il porte un bonnet noir, qui donne l’impression de voir un homme sans tête. Le plan suivant nous montre le ciel, comme une aspiration, une attente, un espoir. Sans révéler la fin du film, on peut dire que c’est un peu la même scène. Mais Demester n’est plus filmé en plongée, et on voit son visage, bouleversé. Un équilibre s’est fait avec le ciel, qu’on peut appeler amour, conscience de soi, foi. En tout cas, Dumont nous montre un homme qui sort de la nuit des hommes. Et c’est magnifique.
Frédéric Strauss
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Je suis allez voir Flandres hier, en ne m'atendant pas du tout a un "chef d'oeuvre", me mefiant des labels canois et des critike embelissante, croyant avoir affaire une fois de plus a une supercherie ou un film qui ne m'était pas acessible...et bien je me suis trompé.
Peu etre étais-je dans un état d'esprit adéquat au moment de le visionner, mais il c'est vrément passé quelque chose dans cette salle.
C'est réellemnt un veritable coup d'artiste, non pas un simple film mais une veritable leçon humaniste et artistique.
IL n'y a rien a premiere vue, pas de musique d'effet jubilatoire, pas de grande gueule, d'acteur surjoué ect... il n'y a rin que des images.
Ce film c'est comme le LESS IS MORE au cinéma , revenir a un purisme parfait pour faire mieu eclater la chose.
Et ca marche on la ressent cette chose, je suis sorti boulversé de Demester et de Barbe, d'une cruauté humaine peinte sur une toile mais non statik.
C'est vrément pour moi une révelation, le réalisateur touche ici presque a l'essence humaine par les acteur et une essence artistik par l'image. Il fait le moin pour donner le plus et c'est formidable, c'est toucher du doigt l'intouchable, l'essence de tout.
A voir absolument!
Babtz
Rédigé par : Babatz | 11 septembre 2006 à 21:00